A propos de la rentrée : Pour quoi la littérature ?

 

Le dernier éditorial de Thierry Guichard dans le Matricule des Anges[1], donne à penser, en mettant au centre du jeu deux questions capitales, liées entre elles, sur la rentrée littéraire. D’une part, les éditeurs font-ils rentrer la production de romans dans un moule donné ? D’autre part, qu’est-ce qui fait, en définitive, la valeur d’une rentrée, le nombre de titres ou bien la qualité et la pluralité des esthétiques et des visions du monde qu’elle nous apporte ?

 

Sur le premier point, on admettra que le système éditorial impose aujourd’hui son modèle. Certes, les éditeurs ont dans les reins l’épée de la contrainte économique, exacerbée par la concurrence des nouveaux médias. Par ailleurs, leur production se trouve toujours plus concentrée sur quelques romans qui, captant la quasi-totalité de la promotion, font l’essentiel des ventes. Quant à l’écrasante majorité des titres, après avoir grappillé quelques nèfles, elle trouve rapidement le chemin du pilon.

Le sésame de l’édition, c’est désormais le pitch : une idée aussi simple que dramatique, qui tient en 25 mots. L’écriture attendue est, dit-on, plutôt plate et lisse. Quelques genres sont privilégiés : le biopic, le fait divers, le roman érotique ou historique… Le rejet de l’intime paraît sans appel, sans doute dicté par un politically correct venu d’outre-Atlantique, où l’on doit gommer toute différence. Cachez ce moi que je ne saurais voir ! Mais qu’est-ce qu’une littérature dont on a banni l’expression intime ? On observe d’ailleurs qu’une certaine omerta sur les émotions côtoie fort bien la crudité superlative dans le registre sexuel. Au vu de la dernière rentrée, des éditeurs dépités soulignaient, non sans ingénuité, le fait qu’ayant intériorisé leurs exigences, les auteurs ne livraient par suite qu’une production terne et sans surprise. Le système apparaît ainsi comme fermé sur lui-même, dans une boucle où les grands éditeurs disent vouloir capter le goût du public, tout en façonnant celui-ci avec leur force de frappe médiatique, tandis que l’auteur court après les attentes de l’éditeur.

 

Qu’attend-on de la production littéraire ? Des produits de divertissement ou bien une voie d’enrichissement de la vie intérieure et relationnelle ? Cette seconde question est aussi nécessaire qu’insoluble. Le roman et la poésie auront toujours quant à leur impact une part d’intangible. Pourra-t-on jamais quantifier l’influence d’Anna Karenine ? Le critère de « la variété des voix, des tons et des thèmes », dans une rentrée est, selon Th. Guichard, plus importante que celui de la quantité de livres publiés, actuellement entre six et sept cents.

Lecteur régulier, je pourrais paraphraser la devise du diariste : pas un jour sans un livre[2]. J’ai besoin d’être quotidiennement emporté dans un univers, étrange à moi et par suite captivant, où un aspect méconnu, insolite, de l’humanité, se découvre à moi. Quelques livres, assez rares, ont même changé ma façon de percevoir le monde, en me faisant accéder à l’énigme du mal, ou en soulevant un couvercle idéologique oppressant, ou encore en donnant à voir le tourbillon d’une époque révolue. La prochaine rentrée me fournira-telle cette part de rêve et de surprise, superflue et si nécessaire ? Le doute est permis.

Dans un salon de petits éditeurs indépendants[3], l’un d’eux me confiait le fait qu’il enregistrait au début 2018 un afflux très surprenant de manuscrits. Dans l’échange, je lui lançai, un rien provocateur : « Le terme de littérature semble devenu un gros mot dans le monde de l’édition ! ». Loin de s’offusquer de ma boutade, il me confia qu’en effet, son rôle, tel qu’il le voyait, était de promouvoir la littérature, maintenant rejetée des grandes maisons « dirigées par des financiers ». Faut-il désormais inventer des alternatives à l’édition traditionnelle, pour faire vivre la littérature, en saisissant, entre autres, la microédition et le meilleur des outils numériques et des réseaux sociaux ? Poser la question, n’est-ce pas déjà une manière de réponse ?

 

Dessin de Chappatte


[1] Matricule des anges, juillet-août 2018.

[2] Devise prêtée au diariste : Nulla dies sine linea ; Pas un jour sans une ligne. Pline l’ancien.

[3] L’Autre livre, salon des éditeurs indépendants. Espace des Blancs-Manteaux, Paris, 4ème.