Pour leur 53ème édition, les Rencontres Internationales de la Photographie, en Arles et dans la région, ont quelque peu réduit la voilure, en limitant à une quarantaine le nombre des expositions[1][2]. On murmure, ici ou là, que de gros investisseurs ont acheté nombre d’emplacements, gelant ainsi l’espace disponible pour les Rencontres… allez savoir... Ce recentrage permet en tous cas de parcourir les expositions sur un rythme moins trépidant que par le passé. Voici quelques notes, au détour de mes déambulations dans la vieille ville, toujours aussi charmante, malgré une canicule infernale. Marquée au coin par l’arbitraire, bien incomplète et totalement subjective, cette exploration s’est d’abord tournée vers la photo de création, puis le reportage et les jeunes talents et, enfin, l’affirmation féministe.
Dans l’espace agréable et convivial qu’est La Croisière, plusieurs artistes sont présentés, dans un dédale d’escaliers, de salles et de recoins, parfois à peine rénovés, ce qui ne diminue en rien le charme du lieu. Sneg (la neige), de Klavdij Sluban, une de mes expositions préférées, montre de grandes photos qui s’échelonnent de 1992 à 2019, réunies par le thème de la neige (sneg, en slovène, langue maternelle de l’auteur) et prises surtout dans les pays d’Europe du Nord et de l’Est. Parmi ces œuvres où la composition remarquable joue sur la confrontation de l’ombre et de la lumière, j’ai été particulièrement touché par le visage d’une jeune femme, prise à travers une vitre enneigée (photo) ; par un soulèvement d’hommes courant de nuit sur une place à l’assaut d’un palais ; par une porte entre-baillée sur un garçon venant d’une lumière aveuglante ; par un clocher pointé dans la nuit, dans le poudroiement de la neige prise dans un faisceau lumineux.
Toujours à la Croisière, Les photos qu’elle ne montre à personne, de Katrien de Blauwer forment un ensemble d’environ 150 photos-montages réalisés à partir d’anciens magazines. Cela se regarde avec intérêt, mais cette séquence, sans doute trop longue, manque d’un fil directeur, d’une intrigue, d’une tension. Dans le cadre de Si un arbre tombe dans une forêt, qui rassemble six jeunes photographes, le photo-journal de Mahmoud Khattab m’a frappé : son propos simple et direct se combine heureusement avec une suite photographique, pour dire le désarroi d’un jeune conscrit pris dans une mission pour lui dépourvue de sens. Déjà vu, de Joan Fontcuberta et de Pilar Rosado présente le résultat d’un curieux travail : à partir du fonds des Franciscaines de Deauville, des images ont été produites au moyen d’un algorithme reprenant les motifs les plus répétés de cette collection[3]. Cette irruption de l’intelligence artificielle dans la création veut bousculer les positions traditionnelles, celle de l’artiste, celle du commissaire d’exposition… C’est une autre expérience innovante qui est proposée dans une friche de la SNCF, à côté de la gare, ou dix artistes recréent, avec Documents imaginés des situations réelles au moyen d’une mise en scène photographiée. Certains de ces événements reconstitués, comme une sanglante répression policière dans une université du Moyen-Orient, ou l’assassinat d’un poète, sont impressionnants.
Stories, le portfolio, de James Barnor, 1947-1987. Cette riche rétrospective de James Barnor, photographe Ghanéen né en 1929, enjambe, d’Accra à Londres, la période coloniale puis la décolonisation pour nous offrir, dans une veine classique, à travers des portraits de studio, des reportages et des commandes de presse, un important témoignage historique. Également dans le registre du reportage, le Palais de l’Archevêché expose, avec Un Monde à guérir, 600 photos tirées des collections de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Ces documents jalonnent plus d’un siècle et demi d’activité du mouvement humanitaire. Impossible de réfréner son émotion devant le spectacle d’une colonne de camions de la Croix Rouge soulevant dans le désert un nuage de poussière, ou devant un lourd véhicule juché en équilibre sur un flanc de montagne vertigineux, ou encore devant un corps vivant, mais presque réduit à l’état de squelette. Dès lors, l’esquisse de réflexion sur la fonction de l’image, et notamment de l’image de la souffrance, qu’apportent les commentaires paraît singulièrement opportune. En effet, cette représentation n’est jamais gratuite. Elle vise notamment à recueillir des fonds, ainsi qu’à alerter le public. Lee Miller, photographe professionnelle, 1932-1945, à l’Espace Van Gogh, nous fait cheminer dans l’œuvre de la photographe, reporter de guerre, portraitiste et photographe de mode.
Les gardiens de l’eau, de Bruno Serralongue, dans le jardin d’été, un site ombragé, tout au pied du Théâtre antique, montre un reportage sur la lutte des indiens Sioux contre la destruction de leur «terre sacrée », menacée par le projet d’un pipeline risquant de polluer leur eau. Sur un thème voisin, Ritual inhabitual, de Tito González García et de Florancia Grisanti, met en scène le combat des Mapuches contre l’envahissement des monocultures, portant atteinte à la biodiversité et génératrices de nombreux conflits.
Evergreen, de Lucas Hoffmann, déployé dans les grands espaces ménagés dans le Monoprix, s’inscrit dans le courant de la photographie de rue (Street Photography). Ce genre est ici traité de façon minimaliste, détail d’un dos moulé dans un T-shirt, d’un mollet, d’un tissu flottant au vent… l’artiste a travaillé avec une chambre volumineuse, sans trépied. Les photos sont prises par derrière, à moins d’un mètre du sujet, qui n'est donc pas conscient de cette prise de vue. C’est avec agrément que je vois ces photos, mais elles me concernent peu. Dans le même lieu, Chants du ciel, la photographie, le nuage et le cloud rassemble plusieurs photographes pour jouer sur le double sens de cloud, nuage et réseau de stockage de données.
Carmen (répétitions), un journal de voyage en dix fragments, d’Estefania Peñafiel Loaiza, Occupe un vaste lieu, dans les locaux de l’Ecole nationale supérieure de la photographie. Cette installation expose dix étapes de l’investigation de l’autrice, entre documentaire et fiction, à la recherche d’une tante disparue, probablement assassinée dans un combat révolutionnaire. Des vidéos et des vitrines montrant des images d’archives, alternent avec des images et des impressions. Cette installation composite, multimédias, me pose question. Pourquoi concentrer autant de moyens pour un travail documentaire, qui a certes son intérêt, mais où la part de la création est, à mes yeux, souvent réduite (vidéos, documents d’archives…) ? J’aurais pour ma part préféré avoir, dans ce même espace, un regard sur les productions d’un panel d’étudiants de cette École. Celle-ci, il est vrai, propose par ailleurs Une Attention particulière, de Cassandre Colas et de Gaëlle Delort, deux étudiants de l’École. Mais le Prix découverte Louis Roederer va plus loin en montrant les travaux de dix jeunes photographes, à l’église des Frères prêcheurs.
À l’Atelier de mécanique générale, dans d’autres friches industrielles de la SNCF, Une Avant-garde féministe montre 200 œuvres de 71 femmes artistes. Ces photographies et performances des années 70 de la collection Verbund à Vienne[4], nous replongent dans la contestation féministe de ces années-là, selon cinq thèmes : - la femme au foyer, la mère, l’épouse ; - l’enfermement et l’évasion ; - le dictat de la beauté; - la sexualité féminine ; - l’identité et les jeux de rôle. On voit des femmes enchaînées ou derrière des barreaux, souvent nues. Un fil entoure une tête féminine, pénétrant dans la chair. Un visage de femme est plaqué contre une vitre qui le déforme[5]. Des cartels nous expliquent, au cas où cela nous aurait échappé, que ces scènes expriment la situation de dépendance que contestent les femmes. Photos à l’appui, nous voyons que les hommes, à commencer par les notables, s’assoient toujours les jambes écartées, tandis que les femmes gardent les genoux serrés. Une femme nue, dont la tête est hors-champ, porte un masque mortuaire à la place du sexe[6]. Une autre, habillée, laisse échapper d’entre ses cuisses non pas un nouveau-né mais une machine à laver[7]. Il est important de garder en mémoire la vivacité du mouvement féministe. Avec le recul d’un demi-siècle, ce courant photographique, nous apparaît comme très riche dans son inspiration, très innovant dans ses performances, même si certains aspects peuvent être vus comme répétitifs.
Dans le même lieu, je suis touché par une vidéo[8] qui montre une femme noire racontant, au milieu de slogans rythmés, récités par un chœur, sa prise de conscience progressive, encore enfant, du déclassement social auquel elle est promise dans le regard des autres en raison de sa « négritude ». Quelques pas plus loin, À quelle vitesse chanterons-nous ?, de Frida Orupabo montre de grands collages noirs sur fond blanc, qui frappent par leur intensité, leur étrangeté, même si le sens n’en est pas transparent. Cette artiste norvégienne-nigériane dénonce ainsi la brutalité des représentations picturales des femmes noires.
Les Rencontres de 2022 montrent ainsi la photographie dans tous ses états. La création artistique y prend toute sa place dans une pluralité d’inspiration : convergence avec d’autres formes d’expression, texte, vidéo et peinture ; recherches émergentes avec l’intelligence artificielle et les techniques sophistiquées. Le reportage met largement en scène la diversité et la lutte des minorités. L’affirmation féministe d’aujourd’hui, enfin, trouve des formes novatrices pour s’exprimer. Longue vie à ce carrefour international des inspirations !
Photo : Klavdij Sluban, "Sneg".
1] Avec mes remerciements à Louise Narbo, pour ses précieux commentaires.
[3] Cet algorithme utilise la technologie des réseaux antagonistes génératifs et s’applique à l’ensemble des collections des Franciscaines. Ne m’en demandez pas plus…
[5] Ana Mendieta. Sans titre (Verre sur empreintes corporelles), 1972.
[6] Francesca Woodman. Visage, Providence, Rhode Island, 1975-1976.
[7] VALIE EXPORT. Die Geburtenmadonna (La vierge de l’accouchement), 1976.
[8] Je n’ai pas réussi à retrouver les références de cette vidéo dans les documents des Rencontres.