Deux ou trois choses sur l'esthétique en photographie

 

De passage en Arles, encore à l’occasion des Rencontres internationales de la photographie, mais pendant l’été 2020, cette fois, pendant un reflux de la pandémie, me voici devant une exposition de Géraldine Lay, Résidences, consacrée aux constructions de l’homme tombées en ruines au milieu de la nature. Ici, on voit un immeuble de béton abandonné, là un vieux bateau en bois, effondré sur sa cale vermoulue, ou encore le vestige d’un gigantesque mur, dressé à la verticale, édifice de pierre qui zig-zague vers le ciel, vertigineux débris d’une construction monumentale, église ? château ? par hasard resté en équilibre. Tout cela, de bonne facture, répond à une unité d’ensemble, pour le cadrage et les tonalités. Cependant le résultat reste froid, je ne suis nullement saisi par cette séquence. Je me prends à imaginer que ce pourrait être un travail d’élève appliqué, en vue d’un diplôme de fin d’études. L’auteure a intégré les consignes, le modus operandi, probablement enseigné pendant son cursus, mais on ne sent guère sa présence. Dépourvue d’imagination, cette réalisation paraît ainsi répondre à une commande. Spectateur, rien ne me retient, rien ne m’accroche, hormis le caractère insolite, anecdotique des images. Le projet n’est pas porté par une esthétique qui permette au spectateur d’y investir son imaginaire.

Cette création rejoint, à mes yeux, tout un courant qui repose sur une sorte de contrat, probablement inspiré de près ou de loin par l’école de Düsseldorf. Ce courant, initié en Allemagne par les époux Becher dans les années 70 refuse la subjectivité tout autant que l’abstraction et se donne pour but de restituer fidèlement le réel, en refusant les artifices. La mission photographique de la Datar, en France, débutée en 1984, consistera, dans le même sens, à passer une commande photographique, d’abord à 12 photographes, puis à 28, pour « représenter le paysage français des années 1980 ». Cette vision peut être rapprochée d’un mouvement littéraire contemporain aux États-Unis, connu sous le nom, peu transparent en vérité, de writer’s writer, soit « l’écrivain de l’écrivain ». On définit ainsi une écriture réalisée selon un contrat clair que définit l’auteur pour lui-même sur un projet donné, une sorte de cahier des charges qu’il se fixe. La distance et la froideur sont pour ainsi dire revendiquées. American romantic, le roman de Ward Just sur le Viêt-Nam, constitue un bon exemple de cette école.

Ma réticence, voire mon retrait vis-à-vis de cette exposition en Arles sont immédiats. J’ai parlé d’absence d’esthétique, car ce n’est pas mon goût, mais peut-être suis-je dans l’erreur. Comment définir, qualifier l’esthétique ? On dit parfois que si la classification de l’éléphant est difficile sur le plan zoologique, l’animal en tous cas se reconnaît au premier coup d’œil. On peut sans doute en dire autant de l’esthétique : sa présence ou son absence crèvent les yeux, mais il n’est pas facile de « capturer » son essence.

Essayons de prendre appui sur un travail photographique qui fait aussi intervenir la nature, celui de Jean-Loup Sieff sur La Vallée de la mort (Death Valley, 1977), où la terre crevassée montre des béances noires et inquiétantes, sous un ciel menaçant.

L’esthétique ici réside dans la manière dont l’auteur a tenté de traduire cette terre craquelée par la sécheresse, ce ciel obscur. Sieff a probablement été frappé, il a frissonné en regardant ces étranges paysages. Peut-être ceux-ci se rattachent-ils à un épisode de son histoire personnelle, à un choc intime. D’ailleurs, comment ne pas voir le spectacle de l’insoutenable, l’image de la mort, qui semble surgir de partout, du sol, du ciel, de la montagne noire qui barre l’horizon ? Manifestement outré dans ses contrastes, ce paysage permet à l’auteur de mettre en scène quelque chose de la tragédie des hommes. À cette fin, il dramatise le sujet représenté, à partir de choix techniques (contrastes forcés, grand angle…) et parvient à transmettre à d’autres l’impression ressentie au spectacle de cette nature désolée.

J’ai parlé d’impression. N’est-ce pas ce même mot dont se gaussaient les spectateurs du Salon des impressionnistes, en 1874, devant le tableau de Claude Monet, Impression du soleil levant ?

Émotion contre académie, pulsion contre règle : l’opposition est-elle inéluctable ? Les deux pôles ne peuvent-ils se combiner ? Maître de la couleur, Monet maîtrise l’académisme, puis le dépasse en laissant l’émotion déferler sur la toile. C’est sans doute dans une tension permanente entre ces contraires que l’art progresse. Plutôt que de voir dans les écoles des camps retranchés hostiles et irréconciliables, chacun revendiquant un monopole sur l’esthétique, sans doute faut-il considérer que le projet artistique, et partant l’esthétique, peuvent être mis au service de finalités distinctes, allant du témoignage documentaire, dans un but de conservation du patrimoine social, à la critique de la société, jusqu’à l’expression subjective de l’artiste face au monde.

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Photo, Jean-Loup Sieff, Death Valley