Faut-il brûler son journal personnel ?

 

Faut-il brûler son journal personnel ?

 

Je ne sais pas vous, mais souvent cela me hérisse un peu de les entendre parler de leur fameuse première phrase. La première du dernier roman. Elle s’est imposée, soudain elle était là. Tout le reste a suivi, caractères, méandres de l’intrigue, rebondissements. L’auteur entrerait alors dans un état jubilatoire. Monde de l’art, monde à part.

Certains auteurs font du journal, des carnets, des notes éparses le matériau, la source de leur œuvre. D’autres suivent des voies différentes. J’ai même entendu écrivains et critiques fulminer contre l’idée que le journal, sacerdoce de la médiocrité, puisse avoir partie liée avec la littérature. Bruts et triviaux, comment ces cahiers pourraient-ils accèder au statut d’œuvre ? Glanés ici ou là, sur les ondes ou les écrans, de tels propos ne me concernent pas. Ni les récits de créations fiévreuses, ni la vision quasi religieuse d’un art détaché des brouillons du quotidien.

Mon engagement dans l’écriture a commencé par le constat pénible, mais lucide, de difficiles obstacles face à l’entrée dans un rythme régulier. Auparavant, ce n’étaient que saillies compulsives, dans la fumée des fins de soirées. Puis une conviction, un cap. Aujourd’hui, près de trente ans après, j’ai toujours, et plus encore, cette certitude que la matière du texte s’élabore chaque jour dans un journal. Où s’érodent les défenses. Choux gras des critiques, les romans d’invention ne m’intéressent pas. J’écris à l’envers. L’expression achevée se construit sur les notations brutes. Celles-ci surviennent sans rapport avec les formes canoniques. L’émotion, la pensée sont en rupture.

Ecrire, mais sur quoi ? On n’en sait que peu de choses. Ne pas commencer par le projet. Mais par les mots alignés, au fil des semaines, des années. Le piège existe de la fascination pour son image. Remplir des pages. Peu importe le sujet. Tracas, réminiscences, inquiétudes soudaines, chimères. Seule la traque des pulsions, de l’écho bégayé de l’inconscient. Ce qui fait notre sort jamais ne se donne d’emblée. Quelques centaines ou milliers de pages plus tard, on se retourne, quelque chose se dessine dans le brouillard des mots, un filigrane. Mises en perspective, ces lettres tremblées semblent désigner d’incertains motifs. L’impulsion affleure par endroits, elle se coule dans des rythmes propres. Figures de mes obsessions, ces thèmes récurrents, je n’en sortirai pas. C’est cela que je suis voué à écrire. Décrypter, aujourd’hui, dans mon journal, le code qu’une longue astreinte a fini par inscrire. Ce message obscur, esquisse de ma destinée particulière. Transmettre, le tenter du moins, pris dans une lignée, mon cheminement. Il croise les vôtres, au sein de l’histoire des humains. Instrument de mon exploration, le journal porte une réponse à la question de l’existence.

Et chaque entrée de cahier, au moins parmi celles qui comptent, est dictée, venue du dedans, parfois après une longue attente, par une phrase initiale. Sans laquelle l’écriture n’est qu’un pensum. C’est peut-être ma façon de les rejoindre, eux et leurs romans, par des voies propres, dans une première phrase, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre…

Nouvelle Donne, mai-juin 2002, n° 28