"Femmes du chaos vénézuélien" : un film courageux sur la dérive vers la dictature d'un pays délabré

 

 

Hormis quelques rares clichés, on ne connaît guère le Venezuela de ce côté-ci de l’Atlantique. On sait que, dans ce pays gros exportateur de pétrole, les manifestations contre le régime ont fait une centaine de morts en 2017, que l’inflation, selon le FMI, pourrait atteindre en 2018 le taux inconcevable d’un million pour cent, et que la « Révolution bolivarienne », entamée par Hugo Chavez en 1999 jusqu’à sa mort en 2013, poursuivie par son dauphin Nicolas Maduro, débouche sur une pénurie généralisée, une répression de plus en plus violente des oppositions et l’exode massif, d’un dixième de la population peut-être, vers les pays voisins. Qui connaît un tant soit peu la ville de Caracas, que les détours de la vie m’ont dévoilée, et le taux d’homicides[1], ne s’étonne pas de savoir que le tourisme y est quasi-inexistant. D’où notre ignorance de la réalité vécue.

 

La cinéaste Magarita Cadenas jette justement une lumière crue sur l’actualité de ce pays en perdition. Dans un documentaire, réalisé en 2016 : Femmes dans le chaos du Venezuela[2], cinq femmes, de milieux et de générations différentes, nous dévoilent tour à tour cinq faces, toutes sinistres, de cette société. Une infirmière, Kim, nous fait pénétrer dans un système de santé en déshérence : pour être traité, le patient doit apporter lui-même ses médicaments à l’hôpital, ce que j’ai pu moi-même constater dès 2004. Le dénuement est tel que l’on en est arrivé, selon ce témoignage, à choisir entre deux patients aux urgences celui qu’on sauvera. L’ONU dénonce avec vigueur cette effrayante crise sanitaire[3]. Maria José, femme de la classe moyenne, n’est approvisionnée en eau que deux heures par jour[4], et doit, pour s’approvisionner en couches pour son fils, recourir à la débrouille du marché noir. Sans emploi, Eva vit dans l’immense bidonville de Petare et doit se tenir dans une file d’attente, parfois pendant 24 heures, pour obtenir, une fois par semaine, quelques produits de base d’alimentation et d’hygiène subventionnés par l’État. Parfois l’attente est vaine. Luisa, commissaire de police à la retraite, a vu une nuit la police cerner sa maison pour arrêter son petit-fils, Rosmit, leader de l’opposition étudiante. On sait maintenant que celui-ci aura été détenu plus de deux ans, sans motif plausible, ni le moindre procès. Olga, enfin, qui est serveuse, a vu un commando de police faire irruption chez elle pour tuer son fils sous ses yeux, pris par erreur pour un délinquant[5]. Ses démarches auprès de la justice ont été vaines. Elle a ensuite fait une déposition devant une commission de l’Assemblée nationale, où vingt-deux autres mères avaient, comme elle, connu la mort d’un fils dans des conditions semblables. Combien d’autres dans le même cas, et qui n’osent pas témoigner ? s’interroge Olga.

 

Sobres et factuels, et d’autant plus poignants, les récits, parfois submergés par l’émotion, ne cherchent pas d’effets de style. Ils sont entrecoupés par des annonces radio du gouvernement : on mesure alors l’intense désinformation pratiquée par un régime, proche de la dictature cubaine et qui, comme cette dernière, a bénéficié de trop de complaisances dans les rangs français.

 

Deux à trois millions de personnes, peut-être davantage, ont fui le pays depuis quelques années. Elles cherchent à gagner la Colombie voisine, puis l’Equateur, le Chili et l’Argentine. Certaines des participantes de ce film sont parties avec leur famille depuis le tournage, sur les routes du sous-continent, exposées à tous les dangers. Saluons le courage de ces cinq femmes, de la réalisatrice et de l’équipe, largement restée anonyme face aux risques de représailles. Ces personnes ont voulu faire connaître au monde le degré de décomposition et de violence du système. Relayons leur message.

 

30 octobre 2018

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[1] On compte à Caracas 111 homicides pour 100.000 habitants, soit l’un des taux les plus élevés au monde (source : CCSPJP, institut mexicain qui fait autorité. Désormais, le gouvernement de N. Maduro ne publie plus ces chiffres. De façon générale, depuis 2015, l’administration ne publie plus de statistiques officielles sur l’économie, la santé ou l’insécurité. D’après les estimations du FMI la production (PIB) a été divisée par deux depuis 2013.

[2] Mujeres en el chaos de Venezuela ; Femmes dans le chaos du Venezuela, film documentaire français (83’). Une projection-débat a été organisée à Paris, le 24 octobre, par Terre des hommes à la Fondation Jules Ferry.

[3] Un tout récent rapport de l’ONU (HCDH) du 1er octobre 2018 dénonce la crise de la santé qui sévit dans le pays. Celle-ci a entraîné, par exemple, la mort de 16 jeunes enfants dans un hôpital. Ce rapport accablant pointe aussi le fait que les personnes se plaignant de ces problèmes sont harcelées ou intimidées.

[4] Au début des années 2000, dans l’Etat de Vargas, dans la grande banlieue Nord de Caracas, j’ai constaté que l’approvisionnement en eau n’était effectué qu’une à deux fois par semaine.

[5] Ces descentes de commandos de police sont appelées « Opérations de libération du peuple ». D’après un rapport de l’ONU, 505 personnes ont été tuées lors de ces opérations, prétendument ciblées contre la délinquance, entre juillet 2015 et mars 2017.