L’un des nombreux charmes de ces Rencontres internationales de la photographie est de nous promener dans les parcs de la ville. Stéphan Gladieu, avec Portraits de Corée a demandé aux Autorités de Corée du Nord, interloquées par sa requête, de réaliser des portraits individuels. Plastiquement impeccable, son travail nous montre, au Jardin d’été, des personnages curieusement figés, comme au garde-à-vous. Ceux-ci semblent parfois nous adresser un signal complice (deux femmes symétriques dans des poses très James Bond, cinq collégiennes qui nous regardent à travers des lunettes 3D), dans des décors qui voudraient nous laisser croire à un pays moderne.
Le titre de l’exposition collective, The New Black Vanguard, sur la place de l’Hôtel de Ville, m’agace un peu. Qui décrète en définitive de ce qui appartient ou non à l’avant-garde ? Des comités qui, sur des fonds publics, vont faire le tri entre ce qui est nouveau, ou simple répétition, ce qui relève, ou non, de la création. À noter, la très belle photo de Dana Scruggs, Hyadham, sur l’affiche : un corps noir qui semble prendre son élan pour une roulade dans le sable d’un désert… Cette exposition rassemble de jeunes auteurs, noirs ou métis, qui présentent des photos de mode. Autre remarquable photo, Moments of Youth : des corps masculins, en contreplongée, en équilibre sur la proue d’une embarcation, par Daniel Obasi.
Une petite randonnée à vélo en direction des Alpilles nous conduit au cloître de l’Abbaye de Montmajour et nous fait suivre Nouvelle vague de Raymond Cauchetier. On regarde avec intérêt ces images de plateau des films de ce courant, non sans un sentiment de déjà vu, surtout vis-à-vis de l’affiche, où l’inévitable Belmondo drague Jean Seberg qui vend son Herald Tribune.
Dans sa galerie installée sur les quatre niveaux d’une typique maison de ville, la Fondation Manuel Rivera-Ortiz nous présente Echos Système, regroupant plusieurs expositions. Un reportage racoleur de Philip Montgomery, American Mirror, m’agace un peu. On y voit des Noirs, les mains levées, sans que l’on voie clairement ce qui les menace ou que la situation soit explicitée par une affichette. Puis l’image du président Trump, suivie de celle d’un Noir gisant inanimé sur le trottoir. Quelqu’un lui jette dessus un liquide blanc. On ne sait pas de quoi il s’agit. Bref, des scènes à mon sens racoleuses, car détachées de leur contexte permettant de saisir les situations. C’est avec intérêt que je regarde les montages oniriques de Jean-Christian Bourcart, Au bord du réel, ainsi que les images en noir et blanc d’un travesti lourdement fardé, assez prenantes, d’Identités et masques, d’Anno Wilm.
Être présent est une grande rétrospective de l’œuvre de Peter Hugo, qui présente des portraits en buste au Palais de l’Archevêché. Je remarque, non sans appréhension, une cinquantaine de portraits d’adolescents, garçons et filles, occupant toute une salle,. Ne va-t-on pas nous resservir ici, comme si souvent, une collection de photos, parfaitement exécutée, répondant aux mêmes définitions techniques, mais désincarnées.
Ici, les corps se dévoilent, avec une poitrine masculine ou féminine, des tatouages présents ou absents. Je capte la lueur des regards. Ces jeunes gens sont transsexuels, comme on le comprend à la vue de cicatrices visibles sur leur poitrine, pour certains d’entre eux. Et ces regards, qui souvent plongent dans un abîme de souffrance, je ne peux les oublier. Dans leur pathétique et silencieuse demande de reconnaissance, ils me poursuivent.
Anton Kusters, dans Blue Skies, veut représenter le traumatisme concentrationnaire en photographiant le ciel au-dessus de chacun des 1.078 camps nazis répertoriés. Cette approche, tout aussi rigoureuse que celle de Peter Hugo, me paraît s’inscrire dans le courant qu’on appelle en littérature le writer’s writer, qu’on pourrait traduire par l’écriture selon un cahier des charges. Le thème est défini, ainsi que la technique et le travail achevé veut être distancié, parfaite exécution du projet, selon le programme initial. L’écrivain s’efface devant le projet. L’exposition Blue Skies me paraît illustrer, en photographie, une même démarche poussée à l’extrême. L’auteur a parcouru 177.828 km pour réaliser son projet. Cela représente quatre fois et demi le tour du globe. Le résultat nous montre 1.078 polaroïds, exhibant des ciels, le plus souvent bleu et parfois nuageux. Cette performance donne-t-elle par elle-même de la pertinence au projet ?
A l’opposé de cette vision, Une vie de photographe, à la Chapelle du Muséon Arlaten, retrace l’œuvre de Sabine Weiss, la photographe humaniste, qui affirme très tôt dans sa carrière sa recherche esthétique, privilégiant les paysages nocturnes, baignés de reflets des lumières et de jeux de fumées. L’exposition nous rappelle, au gré des étapes de l’auteure sur différents continents, qu’une bonne part de la vie de photographe professionnel est faite de reportages.
Avant de prendre le train du retour, au sein du Jardin des voyageurs, à deux pas de la gare, me fait découvrir Villes hybrides, du photographe britannique Ekow Eshun et le gigantisme insolite et déglingué des mégalopoles africaines. Dans ces images du monde tel qu’il est, le spectateur que je suis ne voit guère de recherche formelle ou émotionnelle. Certains diront sans doute qu’une telle attente est dépassée.
Lebogang Tlhako nous montre, elle, dans Sibadala Sibancane, des photos rappelant l’environnement de sa famille, sur lesquelles elle a fait figurer son image, ainsi que celle de sa mère, grossièrement découpées et collées. Le procédé délibérément rustique peut toucher. Je m’interroge cependant sur l’intérêt de cette série pour le spectateur, dès lors que cette séquence, subventionnée et primée, manifeste un témoignage d’amour à la mère. Celle-ci n’est-elle pas « l’adresse » et par suite la véritable destination du travail ?
Toujours dans ce Jardin, Seuil de pauvreté de Chow et Lin, consiste à montrer, grandes ouvertes, des doubles feuilles de papier journal de différents pays du monde, imprimées dans des langues et des caractères différents. Sur chacune de celles-ci, on voit des morceaux de poulets, tantôt des cuisses, tantôt des pattes ou des abats. On comprend que dans le pays correspondant au journal, le revenu quotidien au niveau du seuil de pauvreté correspond à tant de cuisses de poulet, ou à tant de pattes… La diversité des caractères d’imprimerie est plaisante et l’on réalise que la majorité des êtres humains est informée des nouvelles du monde dans une langue et une écriture qui diffère de la vôtre. Il y a sans doute aussi un contenu informatif, mais on peine à trouver une recherche formelle.
Au sein des Ateliers, ancien site industriel de la SNCF, aujourd’hui largement désinvestis et dominés par la tour Luma, l’exposition Masculinités, la libération par la photographie rassemble cinquante auteurs pour explorer les représentations complexes et contradictoires de la masculinité dans l’après-guerre. Des corps de vieux hommes sont comprimés par John Coplans sur de grands panneaux, côtoient de jeunes soldats endormis dans un bus, tête contre épaule (Adi Nes, Soldiers). Des gymnastes tout en muscles se fondent dans le dégradé de gris de clichés très abimés, ce qui en avive le charme. Un documentaire de rue d’Europe centrale, sans intérêt notable, en raison du refus d’une recherche formelle... Ces vues diverses sur la condition masculine ont pour intérêt de faire éclater l’image monolithique du mâle blanc dominateur, pour nous rappeler la diversité de notre condition et peut-être en retour susciter la même interrogation sur la multiplicité de la femme…
Voici venue la fin de cette promenade, entièrement subjective, partielle et partiale, à l’occasion d’un passage en Arles, où nous est renvoyée, une fois de plus, une stimulante diversité de regards sur notre réalité contemporaine.
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Photo : Dana Scruggs, Hyadham