En Arles, cet été encore, on ne se lasse pas de courir les expos, installées dans des sites magnifiques, de la vaste chapelle Sainte-Anne au Palais de l’Archevêché ; des cryptoportiques, dans les soubassements du forum romain d’Arles - suintant d’humidité dans ses galeries obscures et voûtées - à l’église des Frères prêcheurs et à l’abbaye de Montmajour, dominant une campagne écrasée de soleil.
Particulièrement riche cette année, la saison photographique en Arles rassemble les Rencontres de la photographie - événement qui prend place en cette saison depuis 50 ans - ainsi que le retour d’un important festival « off » de la photo, sans oublier les nombreuses galeries qui parsèment la ville.
L’orientation des Rencontres a changé : autant l’accent était mis sur la photo plasticienne en 2023, autant la dominante ce cette année est celle du photo reportage « engagé », ou de la photo documentaire. Voici, sur cette belle saison, quelques notes, délibérément partiales et subjectives.
Quelle joie de vous voir. Photographes japonaises des années 1950 à aujourd’hui. Au Palais de l’Archevêché, cette exposition met en scène les œuvres de femmes japonaises photographes depuis l’après-guerre. Mon regard glisse sur ces photos, avec le sentiment vague et nauséeux de perdre mon temps, de me dissoudre dans ces images, tantôt banales à mes yeux, tantôt dérangeantes : un hermaphrodite nu, avec des seins et un sexe d’homme. Puis voici une femme exhibant des moignons à la place des jambes, ses prothèses étalées là, devant elle, dans une belle mise en scène de vêtements brodés. L’image me heurte, jusqu’au moment où j’apprends qu’il s’agit d’un autoportrait. Ceci modifie totalement mon regard. Un peu plus tard, je tombe sur trois photos prises pendant le mouvement étudiant de 1967. Ça me fait sauter au cerveau les charges du Zengakuren contre la police japonaise, en 1967, pendant la guerre du Viêt-Nam. Armés de poutres de bois de plusieurs mètres, brandies à la verticale, sur lesquels flottaient leurs drapeaux, les manifestants abaissaient soudainement ces poutres et partaient à l’assaut des rangs de la police pour les enfoncer. Ces attaques nous faisaient rêver… Un tract de l’extrême droite française prônait la généralisation de cours de karaté pour les étudiants français, afin qu’« ils ne soient pas ridicules auprès des étudiants japonais pendant les manifestations ». Quelque chose en moi tressaille, se met en mouvement. Cette heure de visite n’a certainement pas été perdue.
Rencontres. Mary Ellen Mark. Dans l’Espace Van Gogh, c’est un vaste tour d’horizon sur les séries thématiques de Mary Ellen Mark qui nous est proposé : manifestations des années 70 pour les droits civiques ; mouvement des minorités noires ; rassemblement de suprématistes blancs. Une série présente des couples de jumeaux, précisant, en minutes, leur différence d’âge. Ces reportages supposent un réel engagement personnel, mais j’y trouve peu de travail photographique proprement dit, quant au cadrage ou à la composition.
L’autrice semble avoir une prédilection pour les lieux les plus atroces : un hôpital pour lépreux du Bengale ; le foyer pour mourants de l’hôpital de Kolkata ; la morgue de ce même foyer. Je ne connais pas la biographie de cette photographe, mais ce statut d’américain allant courir le monde pour témoigner de la misère, cela provoque chez moi une certaine répulsion. Ce reproche, bien sûr, on a pu le faire à d’autres. Mais Sebastião Salgado, qu’on n’a pas manqué de taxer de voyeurisme, du moins possède du talent. Le nom de Diane Arbus me revient aussi, dont les images, montrées dans une grande rétrospective en 2023-2024 à la Tour Luma, sont plus acérées. Pour aller au bout de mon propos un peu iconoclaste, ce n’est pas seulement le regard intrusif qui me dérange. C’est aussi ce que je ressens souvent comme barbare, au sens littéral, dans beaucoup de reportages. Le barbare, c’est celui qui arrive partout en pays conquis, qui renomme les choses, parce qu’il ignore toute culture antérieure.
Résonance. Chloé Azzopardi et Paul Cupido. À la galerie Fisheye, Chloé Azzopardi, jeune photographe, présente hardiment une improbable non-technologie du futur (qualifiée de « non technological devices »). Loin de mettre en place des outils hypersophistiqués, on en reviendrait au contraire à des techniques totalement dérisoires, supposées efficaces : une attelle de jambe qui ne soutient rien du tout, un homme qui se suspend à quelques bouts de bois supposés former une aile volante. On voit sur une main pousser des épines. On dépasserait donc la technique d’aujourd’hui dans une réconciliation de l’homme avec la nature. Pendant notre visite, l’artiste est présente. Elle tient un discours, manifestement rôdé, où elle revient sur les événements récents à Sainte Soline, à propos des méga-bassines.
Les gardiens du temps. Valérie Léonard, à la galerie Aux Docks d’Arles. À Java, un village traditionnel s’efforce de vivre selon 500 principes séculaires de permanence et de non changement. Le reportage porte sur la vie des habitants, avec leurs techniques quotidiennes et leurs rites. On voit ainsi un pont de cordes au-dessus d’un ruisseau au milieu d’une végétation luxuriante ; un petit sentier pavé sur une ligne de crête dominant la forêt ; une vaste maison au toit de feuillage, au bord d’une rivière ombragée ; des personnages empruntant un pont suspendu en bambou ; un groupe de jeunes musiciens avec des tambours et autres instruments de musique. Je suis captivé par l’harmonie d’ensemble de ces photos : les verts prédominent, avec les feuillages et l’eau des rivières, parmi les teintes brunes des constructions en bois, des troncs d’arbres et de la terre, pierres) et les bleus des vêtements des habitants. C’est grâce à cet accord que le spectateur s’immerge dans cette étrange micro-société coupée du monde. Cependant, des questions se posent : quelles relations entretiennent les chefs du village avec les Autorités nationales ? Quelles sont les sanctions encourues vis-à-vis des transgressions aux strictes règles de vie ? Fautes de ces réponses, le tableau reste lénifiant. Au total, tout cela est très beau, très prenant, mais on aimerait un peu plus de « dialectique » dans le récit de cette expérience extraordinaire.
Elévations. Éric Bouvet. Galerie Vox. Ces photos de haute montagne ont été prises selon le procédé du calotype, mis au point en 1841. Une feuille de papier photographique (et non pas un négatif) est placée dans une chambre (de 20*25cm). Cette technique rudimentaire permet d’obtenir de grandes photos très fidèles. Pour la montagne, l’exercice se double d’une performance physique, puisqu’il s’agit de gravir de rudes montées avec cet appareil très pesant.
Les résultats sont prenants, et parfois étonnants. Sur l’un des clichés, des nuages se déchaînent en tourbillonnant. J’apprends que cette curieuse photo provient d’une faute technique. Le photographe a en effet interverti le passage dans les bains (révélateur, bain d’arrêt, fixateur), ce qui a donné cette photo surprenante, issue d’une erreur au tirage, selon un processus de l’ordre de la sérendipité. Numérotées de 1 à 5, le prix de chaque photo est de 1.800 €.
Lee Friedlander framed by Joel Coen. Lee Friedlander et Joel Coen. Dans La Tour Luma. C’est très librement que le cinéaste Joel Coen revisite, en 70 photos, les 60 ans de travail de Lee Friedlander, figure majeure de la Street Photography. Des photos d’époques différentes sont mises en scène selon des diptyques ou des quadriptyques. Les épreuves sont rapprochées en fonction de thèmes visuels communs, paysages urbains de béton, désertés et traversés de motifs verticaux, poteaux électriques, panneaux de signalisation…
Libres expressions. Jean-Paul Gautrand. Au musée Réattu.
C’est tout juste avant mon départ que je découvre cette figure marquante de la photo contemporaine. L’auteur a été un fondateur de l’agence Gamma, en 1963, avant de fonder le groupe Libre expression.
Clairement découpée selon les nombreux thèmes abordés par l’auteur au cours de sa longue carrière, cette exposition rétrospective présente quelque 350 photos s’échelonnant entre 1957 et 2010. Les séries sont tantôt graphiques (« Métalopolis ou l’assassinat de Baltard »), tantôt conceptuelles (« Le Galet »), tantôt intimistes (« Le Jardin de mon père »). J’en retiens des images fortes : cette branche d’arbre, noueuse et tordue qui, répétée trois fois, prend une allure de fresque menaçante, comme l’ombre chinoise de guerriers sioux à la queue-leu-leu sur le sentier de la guerre ; la série des « Grotesques », à Saint-Malo (en 2006), qui présente des troncs d’arbres installés au 18ème siècle comme brise-lames ; battus par la mer, ils prennent aujourd’hui des allures de gargouilles inquiétantes ; les tonneaux des entrepôts de Bercy, avant leur disparition, dont les pavés luisent dans la lumière rasante du crépuscule ; de belles images parisiennes, aussi, sur le canal Saint-Martin ou sur les quais de Seine, prises en 1989 ; pour finir, signalons les blockhaus de la côte atlantique, pris en 1974 et qualifiés de « Forteresse du dérisoire ».
Je n’attends plus. William Kentridge, à La Mécanique générale. Dans la lignée post-cubiste, dadaïste et surréaliste, Kentridge a pratiqué le dessin, la sculpture, le cinéma, le théâtre et l’opéra. C’est à partir à partir de cette approche protéiforme qu’il interroge l’histoire sud-africaine. Dans la monumentale exposition de la Mécanique générale, je retins surtout la grandiose installation filmique, « More sweetly play the dance », qui déploie ses fresques rythmées : défilés d’ombres chinoises ; lentes processions sur un immense écran panoramique ; musiciens à casquettes qui progressent lentement en soufflant dans leurs cuivres, certains portant des branchages ou des structures en fil de fer représentant des visages ; personnages en longues chasubles qui dansent et tournoient ; femmes dansant en agitant des voiles ; squelettes dansant grotesquement, montés sur des chariots en mouvement ; cathéters traînés par des personnages portant des crucifix. Tout cela baigne sans nul doute dans les rites traditionnels de l’Afrique du Sud.
Ama. Uraguchi Kuzukazu, à l’abbaye de Montmajour. Les Ama sont des femmes de la mer qui plongent en apnée à la recherche d’algues et d’ormeaux. L’artiste a suivi pendant dix ans l’une de ces plongeuses et nous montre des corps féminins en plongée, comme en apesanteur, gracieux et abandonnés aux flots. Les deux jambes nues d’une plongeuse, émergent de l’eau. Un esquif rudimentaire traîne des objets immergés. On peut regretter que ces quelques très belles photos en noir et blanc, qui s’impriment dans la mémoire, se trouvent un peu perdues au milieu de nombreux tirages de moindre portée.
La place manque ici, mais mentionnons encore : les installations originales de « Finir en beauté », de Sophie Calle, dans les galeries des cryptoportiques, qui racontent une histoire de photos détruites ; « Le passé composé », de Vasantha Yoganantham, au Cloître Saint-Trophime qui retrace avec sensibilité un voyage en Provence ; « Le Voyage au centre » de Cristina de Middel, à l’église des Frères prêcheurs, sur les migrants mexicains ; enfin, « Le Jardin d’Hannibal », de Marine Lanier, au jardin d’été.