Sur Patria o muerte, une interview du Figaro Magazine

Danse macabre, par Alexis Brocas

Les livres à révélations ne comptent souvent pour richesses que lesdites révélations. A mille lieux des témoignages de circonstances, Patria o muerte bénéficie d’une narration si brillante que l’on ne peut qu’y voir l’empreinte d’un romancier ayant longtemps travaillé ses techniques avant de les appliquer à son sujet réel. D’ailleurs, au roman de l’affaire Goldman, Patria o muerte ajoute celui de l’invention d’une écriture, du cahier initial où l’auteur notait ses phrases éparses aux premiers essais de journal intime.

Ces deux flux narratifs confondus viennent s’intégrer dans une intrigue amoureuse, qui lie Frédéric, le narrateur, à la belle Cubaine Marina, dans le Paris des années 60, fiévreux et bouillonnant de ferments révolutionnaires. Marina dont les étranges répugnances trahissent peut-être un traumatisme passé. Marina, fascinée par la force, et qui quittera le narrateur  pour Karayan – double transparent de Goldman – avant d’aimer le Venezuélien Negresco, auréolé de sa légende de guérillero. En deux mouvements aux intitulés musicaux (« Marina Morena » et « Karayan Furioso »), Dominique Perrut orchestre la danse de ces quatre personnages sur la scène agitée d' une époque : Frédéric danse avec Marina qui danse, peut-être, avec ses fantômes, tandis que non loin, Karayan et Negresco courtisent une même partenaire. Laquelle cache, derrière le déguisement de l’idéal révolutionnaire, le visage éternel de la mort.

 

Alexis Brocas : Pourquoi avoir choisi d’évoquer l’affaire Goldman par le biais d’un roman ?

Dominique Perrut : Lorsque vous abordez une telle affaire, vous vous trouvez devant un embranchement binaire. Soit vous écrivez un document d'enquête, comme l’a fait Michaël Prazan[1], ou bien une thèse pour chercheurs avertis. Soit, et mon choix de longue date, vous recourez à une forme de fiction. Celle-ci m'a permis de protéger mes sources, de laisser à l'écart certains protagonistes, de m'abriter aussi, comme auteur, en entretenant l'incertitude sur certains épisodes. Le voile de la fiction permet aussi une levée des censures internes : un léger déplacement permet parfois de faire émerger le récit d'une situation pénible, qui autrement resterait cachée. La fiction procure de plus une liberté de mise en scène, une souplesse dans la narration, en permettant le jeu avec les dates, les lieux, les personnages. Mais elle n’est aucunement incompatible avec la recherche de la vérité. C’est une forme de pacte, fondé sur la confiance et passé avec le lecteur. Je lui dis : voilà les règles du jeu, je réalise une véritable enquête sur une affaire politico-judiciaire bien réelle, mais cela, je dois le faire au travers d’un roman. Ceci est tout à fait possible, car, en définitive, toute cette histoire se joue sur quelques point-clés. La question de l’alibi, celle des reconnaissances par les témoins, la disparition étrange de l’un d’entre eux, les quasi-confessions livrées par Goldman lui-même, une fois libéré, son profil psychiatrique, le déroulement stupéfiant du deuxième procès, que j'ai retracé à partir des documents judiciaires, les énigmes qui entourent son assassinat.

 

A.B. : Venons en au fait : pour vous, il est coupable du double meurtre du boulevard Richard-Lenoir !

D.P. : Laissons au lecteur le soin de trancher à partir du roman ! Grâce à ceux qui m'ont précédé dans cette voie, j'ai pu aller plus loin dans la remise en cause du dogme de son innocence. Prenons la question de l’alibi. Certes, des commentateurs l’avaient discuté sur la foi de témoignages. Mais, de mon côté, j’ai pu réunir des pièces qui m’ont permis de montrer, à travers les contradictions des dépositions, à quel point cet alibi avait été construit de toutes pièces dès le départ. Je montre aussi comment les six témoins cités, dont deux ont une force écrasante, ont subi un véritable pilonnage médiatique. Je pense à cette célèbre actrice parlant de la « mafia des témoins » ! Je pense aux menaces proférées contre certains d'entre eux. Je décris comment le premier procès de Karayan, c'est le nom de mon personnage, a été cassé après-coup sous un infime prétexte, qui remettait en cause un siècle entier de jurisprudence. J’évoque aussi le dossier psychiatrique de Karayan, soigneusement laissé de côté durant les procès. Curieusement, accusation et défense avaient partie liée là-dedans. Pour la défense, révéler la réalité du tableau psychique de Karayan c'était ouvrir la porte à une présomption supplémentaire, tandis que, pour l’accusation, il s'agissait d'éviter que le personnage ne soit soustrait à la justice, pour cause d'irresponsabilité. Enfin, je relate les quasi-confessions de mon personnage, dans une nouvelle, qui fait penser au roman de Goldman,  L’ordinaire mésaventure d’Archibald Rapoport, celles qu’il a faites à Marina, ou même les allusions transparentes, en public, devant son avocat. Tout ceci représente beaucoup de quasi-aveux pour un innocent. Aujourd’hui, j’ai l’impression que la culpabilité de Goldman est admise par la plupart des personnes qui ont suivi le dossier, ses défenseurs compris. Quant à moi, le doute qui me tenaillait a été le moteur de ce long travail. Aujourd'hui, j'ai enfin trouvé mes réponses.

 

A.B. : A vos yeux, peut-on établir un parallèle entre l’affaire Goldman et l’affaire Battisti ?

D.P. : Je connais beaucoup moins le cas de Cesare Battisti. Mais j'ai été frappé de voir à quel point des socialistes italiens se sont montrés ulcérés par la complaisance de la gauche française vis-à-vis du personnage. Des magistrats italiens ont rédigé des papiers précis et convaincants quant à la culpabilité de Battisti. On a caricaturé, en France, les procédures judiciaires menées à son encontre. Je ne connais pas tout sur la justice italienne. Mais l'Italie est l'un des six membres fondateurs de l'Europe, dont les valeurs sont démocratiques. Et c'est faire injure à l'Europe que d'affirmer qu'un de ses systèmes judiciaires serait aussi vicié qu'on a voulu le prétendre.

Dans ces deux affaires, j'ai remarqué que les défenseurs de ces deux figures avaient mis en place une argumentation rôdée, efficace, dont chaque élément est spécieux, tronqué, mais dont l'enchaînement péremptoire, sur le mode de l'intimidation, à pour fonction d'enfermer l'interlocuteur. Toute contestation rejette ce dernier dans le camp du politiquement incorrect. Un discours de clan : on adhère ou l'on est exclu. Dans les deux cas, on a affirmé que les procès avaient été conduits par une justice partisane. Pour Battisti on a tiré argument de la fameuse "doctrine Mitterrand", dont le statut est d'ailleurs bien aléatoire. Celle-ci en tous cas a toujours exclu de la protection française les auteurs de crimes de sang, ce que les défenseurs de Battisti font mine d'ignorer. Pour ces deux personnages, on a joué de la thèse de la régénération", notamment par l'écriture : « il a changé, ce n’est plus le même homme aujourd’hui ». La régénération devrait-elle soustraire à la justice des auteurs de meurtres crapuleux ? Je suis frappé de constater l'analogie entre les deux chaînes d’argumentations visant à imposer leur loi du silence. Ces argumentations fallacieuses, imposées par un groupe sur une génération, ce sont pour moi des "maladies de la pensée", qui se répandent dans le corps social. Et c'est cela, entre autres, que mon livre cherche à combattre.

9 janvier 2010

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[1] Pierre Goldman, le frère de l’ombre, Seuil, 2005.