Vers la fiction autobiographique ?

 

 

Le journal, contre la page blanche, à force

Revenant dans l'agitation d'un long séjour au Venezuela, j'ai commencé à tenir un journal intime. C'était un soir d'hiver, je revois ma chambre, sous les toits, minuscule et provisoire. Face à la fenêtre noire, un constat pénible, mais lucide. Ce désir d'écrire, secret, ancien, mais mon incapacité à le faire, sinon dans de rares saillies. Depuis plusieurs années, en effet, dans l'ivresse des fins de soirées, je n'écris que des bribes. Demi-feuilles de papier-machine, une prose cathartique, qui cultive, sans originalité, la violence et l'étrangeté.

Je me leurrais, je le savais, en remettant sans cesse le démarrage. Le journal, une réponse, un lieu secret où pourrait se construire cette écriture fragile. Et puis, piéger la page blanche, bien sûr, car il n'y en a pas dans un journal. Un cheminement qui, un jour, devait me conduire à autre chose. Et ce but, que je n'osais m'avouer clairement, pris dans une honte plus vieille que moi-même, j'allais le comprendre plus tard, se trouvait sans cesse ajourné. Le journal, une avancée, mais qui repoussait toujours cette fin menaçante, montrer à d'autres. Cela ménageait, à l'abri des regards, un espace où apprendre, peut-être, à dépasser la vanité.

Après les premiers journaux, d'apparence bâclée, l'écriture devient plus régulière. Cahiers d'écolier à petits carreaux, que j'emporte partout avec moi, pour les remplir de minuscules caractères. Mon regard sur ce journal oscille entre fétichisme et mépris. Et un jour, dans un café, à la porte d'Orléans, une évidence. Une vision, presque. Ce texte, dont je rêvais, qui me hantais, il était là. Non pas sur la page. Je le voyais surgir à travers ce manuscrit sous mes yeux. L'écriture n'était pas compassée, besogneuse, elle pouvait être spontanée, inattendue. Mais de puissants obstacles barraient la route.

 

Le piège autobiographique, l'adresse inconsciente

La réécriture de journaux, j'allais vite le comprendre, pose d'emblée plusieurs questions décisives. Faut-il rester fidèle au texte d'origine, illisible pour un tiers ? Ou le transformer, au contraire, afin de le rendre - pour ainsi dire - plus vrai que l'original, en achevant le travail indicatif, cursif, du diariste. Dans tous les cas, des modifications sont nécessaires, reprises de style, changement des noms, mises en scène fusionnant des passages, et surtout de nombreuses coupes. Ce que je montre, en définitive, c'est un extrait recomposé des cahiers d'origine. Une fiction de journal intime. Et les limites du genre se manifestent aussitôt. Le journal n'est pas centré sur un thème, un événement. Sa nature interdit l'achèvement. Même réécrit, il ne peut se suffire, ou alors très rarement, en tant que pièce isolée d'une oeuvre. Il laisse entière la question du lecteur.

C'est à ce moment que dans une sensation d'inanité prégnante, j'ai traversé l'une des étapes les plus pénibles. Sans trop savoir où j'allais, j'ai extrait des fragments de mes journaux, rêves, souvenirs, notes de balades, désarrois soudains. Pendant des mois d'affilée - la figure de Leiris, bien sûr, planait sur ce travail - j'ai établi un recueil, une base de données, si l'on veut, de ces bouts de moi, numérotés, sommairement regroupés selon des thèmes. Dans une démarche un peu oulipienne, instinctivement, j'ai alors fait intervenir des contraintes : faire un montage, à partir d'un petit stock de textes, dans un temps donné, très court, ce que permet le traitement de texte, pour l'envoyer à quelques correspondants. 

Peu à peu, j'ai découvert que le pacte de l'autobiographe comporte un véritable trou noir. C'est l'obligation que prétend s'assigner l'auteur de dire la vérité sur lui-même. Et ceci se retourne contre le projet, en absorbe la substance. La vérité est illusion. Quasi religieuse, cette idée se dérobe dès qu'on veut la cerner. Tout écrit sur soi, même le plus précis, reste une fiction sur soi-même, car tronqué, sélectif, orienté dans une composition. Et après Freud, comment rester un autobiographe naïf ? L'inconscient bouleverse toute la donne. On refoule, on est agi par des forces obscures, qui se jouent de nos interprétations.

Et puis - travail du temps, du divan ? - j'ai fini par saisir combien mon refus de la fiction s'enracinait dans un vieux conflit. Quelle était l'adresse inconsciente de ces écrits se posant pour vrais ? Ma famille, évidemment. Et je me fourvoyais en cherchant à lui prouver ma sincérité. Pour elle, la cause était entendue, j'étais jugé, c'était forclos. Cet enjeu inconscient m'acculait au face-à-face tyrannique avec le mythe du vrai. Cherchant une impossible réparation, je me trompais de destinataire.

 

Vers la fiction autobiographique ?

C'est en feuilletant, une fois de plus, mes journaux préférés, beaucoup réécrits, déjà anciens, que l'idée a surgi. Une horloge interne, peut-être. Et si les journaux étaient montrés par un autre, un personnage qui les aurait volés ? L'essai montre vite qu'un tel fil permet de centrer, d'élaguer. D'éviter aussi la mise en cause des tiers. Et grâce, peut-être, aux voiles qu'elle autorise, l'intrigue fait émerger des non-dits. En mettant en jeu le couple cacher-révéler, la fiction opère une levée massive des censures.

L'écriture de soi-même lance par ailleurs un redoutable défi. Comment parler, aujourd'hui, de l'adolescent, voire de l'enfant que j'étais ? Refoulement, pièges de la mémoire, acquis de l'âge, à l'évidence cet autre moi que je tente d'atteindre est devenu un étranger, presque. N'y a-t-il pas imposture à dire encore je pour cet autre ? Et comment plonger vers ce moi du passé, pour retrouver les états souvent douloureux, parfois limites, d'alors ? Puis comment revenir, ramener cette matière pulsionnelle, la mettre en scène pour autrui ? Ces deux mouvements exigent une force psychique qui est, je crois, une dimension essentielle de la création. Outre l'allègement des inhibitions, la fiction ouvre plus de libertés pour inventer de nouvelles réponses, afin de donner à voir le jeu entre moi passé et présent. Et l'imaginaire lance l'écrit de soi sur une autre voie, non plus quête d'une chimérique exactitude, mais volonté de réunir dans une symbolique ce qui a été déchiré. Un sens utile, plutôt qu'un sens unique.

Autobiographie égale vérité, fiction égale mensonge. Il faut sortir de ce clivage spécieux. Les deux mouvements peuvent entrer en symbiose. Sans ancrage en soi-même, comment atteindre les conflits de l'être profond ? Sans recours à la fiction, comment donner à voir cette investigation, voiler et montrer tour à tour, dans une ambiguïté qui n'est pas un jeu de salon, mais la condition même de l'expression ? Quelle est la part d'autobiographie et de fiction dans vos romans ? m'a-t'on parfois demandé. Répondre à cela, je m'y refuse. Je ne peux abdiquer la souveraineté de l'écrivain sur ce qu'il révèle et sur ce qu'il cache, ces deux faces nécessaires et imbriquées du texte. Ce serait retourner contre moi l'arme qui m'a permis d'écrire ces livres.

 

La faute à Rousseau, 2002, Bulletin de l'Association pour l'autobiographie

Revue Encres vagabondes, 2002, n° 22

 

 

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