Chambre 812

 

 

(Extraits)

Rue Dareau, dans le sud parisien, j'occupais la chambre huit cent douze, dans les étages supérieurs d'une résidence universitaire. Un petit privilège s'attachait à cette pièce puisque, située en fond de couloir, elle gagnait en surface par rapport aux autres la largeur du passage. Il y a quelques jours, pendant la sieste, j'ai revu cette pièce. Un quart de siècle est passé. Et cette image, ou plutôt cette présence, je l'ai retrouvée le soir, pour m'endormir. Puis aujourd'hui encore. Et cette vision en entraîne d'autres.

Et pourquoi d'ailleurs ce lieu, précisément, et non mon logement, à Port-Royal, le numéro deux cent quatre, je crois ? Comment savoir, il s'agissait simplement de laisser se dérouler des enchaînements, de cet endroit vers d'autres lieux, dans une étrange tension, où se mêlaient douceur et regrets. D'autres scènes surgissaient, l'arrivée à Saumur, avec ma famille, j'étais encore un enfant, l'emménagement dans cette belle maison, dont je revois les dalles blanches et noires luire dans la lumière de la baie vitrée, alors que nous arrivions d'un minuscule pavillon dans le Nord, en plein pays minier. La vision de la chambre huit cent douze ne me parvenait pas sans une petite secousse, un trébuchement en moi. Et plutôt que de figer le mouvement en le notant sur une feuille, je voulais savoir où il me conduirait. Dérive dans la chaleur trouble des réminiscences. Toujours, elles revenaient vers cette pièce, par une étrange attraction. A la résidence Dareau, je tenais régulièrement mon journal. J'en retrouve aujourd'hui un passage.

 

Septembre qui s’en va, et la pluie d’automne, le défi silencieux qu’on ne veut plus relever. S’endormir, oublier. Le vent si fort, qui disperse mes paroles. Finies ses  caresses, il souffle, si puissant, terrible comme un destin  entrevu. Ce froid qui prend toute l’âme, l’émotion qu’on ne dit pas. Rêve d’une épaule, mensonge de l’étreinte. Je te griffe, et toi aussi, tu me griffes. Perdre, gagner ? Mais tu perds ta jeunesse, toujours. Les aubes dorées, la griserie, les voyages, ils ne réinventent rien. Rien qu'un sursis contre le quotidien. Septembre et ses grands oiseaux noirs, bientôt la bise froide, les ailes battantes. Ce tourment, pas de sens, pas de fin. Un frisson, qui m’annonce décembre. Ce cœur ne répond plus, n’en peut plus. Ridicule courage des jours recommencés. Je voudrais te serrer dans mes bras, mordre doucement ton bras, m’assurer que tu es bien là. Fuir, quand la fièvre me prend. Sans penser, surtout. Pourquoi ? Cet été pourtant, la solitude, la douceur de l’air, m'étaient chères et consolantes.

 

Je l'ai gardée un an, cette chambre, d'un été à l'autre. Et les premiers mois, l'automne et l'hiver, ont été les plus solitaires de mon existence. Des semaines entières à la bibliothèque. Livres de poche achetés d'occasion, avec de petits rubans adhésifs sur le dos, jaunes, rouges, noirs, indiquant le prix. Certaines longues soirées, je les passais, plongé dans un roman d'Eugène Sue, avec pour tout dîner un paquet de biscuits et quelques tasses de lait préparé avec de la poudre. Puis j'entassais les livres dans deux grands sacs de monoprix pour aller les revendre. En ouvrant la porte, on tombait sur le cabinet de toilette, juste un lavabo avec une petite étagère, sur laquelle je préparais ma ricoré. Les réchauds étant interdits, il me semble, je préparais cette boisson avec l'eau chaude du robinet, mais peut-être avais-je quand même un réchaud. Image imprécise. Puis la chambre elle-même, un petit lit contre le mur opposé à la porte, un plan de travail en formica, avec une lampe de bureau en métal, devant la fenêtre. Celle-ci s'ouvrait par un système de bascule et les étudiants accrochaient à la poignée un sac plastique qui pendait dehors pour conserver au frais leurs provisions.

 

Quand juin revient avec son odeur cruelle de foin coupé, il faut garder pour soi cette ivresse et ces larmes. Se taire, le matin se lever, absurdement, faire des gestes, chaque jour, sans raison, inventer un programme. Ni horaires, ni tenue vestimentaire. Ni pauses cafés avec des collègues. Non, rien, je vis à ma guise. Quand le sarcasme se réveille, il faut pourtant afficher un sourire triomphant, se mettre au boulot, faire fi de la main crochue au ventre. Ma vie a trouvé un rythme, un agencement, entre promenades, travail en salle d'études et mon journal. Elle n’a de constance que dans un projet, d'intensité que dans de rares sursauts, au détour  d’un cafard, d’un matin de soleil, d’une embrassade prise au creux d’un lit étroit. Parfois l’on n'y recueille qu’une amertume qui rôde, tenaille et poursuit, bien après. Il faut endurer de curieux tourments pour, si rarement, t’embrasser, follement. Toi. Liberté. Un mot, un murmure, si je reconnais cette aile, je suis là, tout entier (…).

 

Novembre 2002

Photo : Louise Narbo