Dimanche matin, 11 heures

Putain le casque ! Non, mais qu’est-ce que ça lance !

Elle se réveille dans une pièce semi-obscure qu’elle ne connaît pas. Le crâne de la jeune femme est pris dans un étau. Elle a tout juste trente ans. Malgré sa chevelure en désordre et son teint brouillé, elle reste attirante. Mi-longs, ses cheveux blond vénitien encadrent des yeux bleu-vert dont les paillettes répondent aux discrètes tâches de rousseur de ses joues.

Le casque ! J’vais quand même pas m’mettre à gerber, là, maintenant, sur la moquette !

La fête d’hier. Elle a trop bu. Beaucoup trop. Elle le sait. Et elle a fait des mélanges hasardeux. Ce n’est pas la première fois. Depuis quelque temps, il lui arrive de boire en fin de semaine jusqu’à perdre conscience. Pourtant, elle reste debout, elle marche, elle peut même danser. Mais à un moment donné, ça décroche. Le black-out. Ça s’est encore passé la veille. Courbée en deux, une paume moite appliquée sur le front pour calmer la douleur, elle gagne maintenant la fenêtre, écarte un rideau avant de le laisser retomber. Son regard vient de plonger sur une rue inconnue, minuscule, très loin au-dessous d’elle, bordée de petits immeubles, tout en bas. Elle se trouve dans un étage élevé d’une tour d’habitation.

Pas la peine de se battre. Tu laisses aller, doucement, tu reprends le contrôle. Doucement.

Elle est nue, ne porte en haut qu’une fine chemise blanche non boutonnée. Fine, élancée, mais bien charpentée, le voile flottant découvre largement une poitrine qui ne consiste, sur le muscle pectoral, qu’en un très léger renflement au-dessous du téton. Une odeur composite de whisky-coca, de tabac et de marihuana imprègne le léger vêtement. Ça se mêle à son odeur intime, aux relents de parfum que la sueur a fini de décomposer.

Une douche peut-être ? Wah ! ça colle sous les bras, je suis toute poisseuse. Oui, une douche ! Mais remettre après mes vêtements puants ? D’abord mon sac !

À tâtons, près du lit où elle a dormi, elle trouve son sac Mauboussin, de petit format carré, cuir grainé taupe. Elle constate en même temps qu’elle est assise sur un lit à deux places. A-t-elle dormi seule ? Il y deux oreillers froissés, malmenés, côte-à-côte. Sa main plonge dans le sac pour en extraire du bout des doigts son I-phone. Après le code d’ouverture, elle fait machinalement défiler le menu d’un bref mouvement latéral du pouce et actionne d’une petite pression le logiciel de géo-localisation. Elle est au Sud de Paris. Sur l’image agrandie avec deux doigts, se trouve bien plus bas que la place d’Italie, au-dessous d’un jardin public, dans le treizième arrondissement.

Qu’est-ce que j’fous dans le treizième ? J’suis dans une tour de Tolbiac ! Pourtant la fête, c’était dans la banlieue Ouest, au Vésinet. Alors, il m’a emmenée jusqu’ici. Pour dormir… Dormir ? J’ai peut-être bien baisé d’abord… Vu mon état, j’ai plutôt dû me laisser baiser. Sinon, pourquoi j’serais à poil ?

Elle se traîne jusqu’au rideau pour l’écarter à nouveau, faire un peu de lumière. Quelques kleenex sont éparpillés à côté du lit. Elle passe une main entre ses cuisses, sur la touffe châtain-roux.

C’est sûr, il m’a baisée ! Mais qui ? putain qui ?

Ses copains l’ont amenée de Paris au Vésinet, pour une soirée chez un cadre bancaire, responsable d’une salle de marchés à La Défense. On s’y pressait. Elle avait déjà bu quelques verres avant le départ, avec ses copains, pour fêter l’anniversaire de Bertrand, l’un d’eux. Cette femme, grande et mince, épaules carrées et mensurations de mannequin, fait son entrée dans la soirée, pantalon noir flottant et chemise blanche, très ouverte, sous laquelle elle ne porte ni brassière ni soutien-gorge. Ingénument ou non, elle a posé une fois pour toute que, n’ayant pas de poitrine, elle n’avait rien à cacher. Le chemisier n’est donc attaché que très bas, par un seul bouton à peine plus haut que le nombril. Le flottement du léger voile, au gré de ses mouvements gracieux, ne laisse pas d’offrir à ses interlocuteurs masculins, et même féminins, des aperçus captivants sur un torse aux muscles lisses, parfaitement moulé, où deux petits tétons dressés sur une esquisse de poitrine se font infiniment désirables. Bientôt on lui propose une ligne de coke, dans une pièce reculée. Très vite après, elle sent sa bouche se dessécher. La langue est en carton-pâte, chacune de ses papilles envoie un lancinant message : boire ! C’est le Sahara dans les muqueuses. Très accessible, le buffet est fort bien achalandé et elle enchaîne les whisky-cocas bien tassés quand un garçon, plutôt jeune l’aborde.

J’étais déjà bien cuite lorsque le type, un musicien, peut-être bien, m’a accostée. On a dansé un peu… j’ai continué à boire, puis, plus rien, plus rien !

Elle se réveille maintenant dans une tour de Tolbiac, aux environ du vingt-cinquième étage. Elle se pose des questions sur le musicien, un batteur, peut-être.

Alors c’est avec lui que… Sans doute. Il va falloir m’en assurer, mais plus tard… Bon dieu, j’aurais pas chopé le sida, avec ces conneries ? À chaque fois c’est pareil. J’me dis que vais me calmer un peu sur l’alcool. Et là, j’pouvais même plus parler quand je l’ai rencontré, ce batteur… mais bon, pas besoin de parler pour se frotter ! Putain ce casque ! Ouais, un Aspégic, avec du Perrier. Mais d’abord, savoir, merde, savoir si ce con a pensé à mettre une capote !

Elle ne tient pas debout, explore la chambre à quatre pattes. Il y a une corbeille de bureau, près d’une table. Elle la fouille, puis se redresse et gagne la salle de bains attenante. Là non plus, pas trace de préservatif dans la petite poubelle à pédale.

Comment disait mon psy, déjà ? Oui, compulsif. C’est ça, j’ai l’alcool compulsif.

Après une première expérience réussie à la City londonienne, diplômée d’une école de commerce de premier plan, la jeune femme, vient d’intégrer une des principales agences de communication de la place de Paris.

Faut me remettre en état ! Il va falloir assurer demain… Aller au taf. Cette présentation pour le premier budget de l’agence, j’peux pas me rater ! Non, j’peux pas me rater !

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Photo : Louise Narbo