Elle est là, je la retrouve ce matin, dans le grand lit, entre Judith et moi. Elle me fait un sourire. Bien à elle. Les autres ne s’en rendent pas compte, ils ne la voient pas. Mais moi, je la regarde et je sais que c'est son sourire... Elle est maigre, visage rétracté. Dans un rictus osseux, quand elle rit, la mâchoire inférieure avance un peu. Vais-je lui répondre ou bien tenter de l'ignorer ? Elle porte un ample vêtement vert-de-gris. Tout à fait dans son allure. Comme je suis occupé avec elle, encore entre sommeil et veille, c'est Judith qui va préparer le petit déjeuner. Lorsque je la revois dès le matin, mon autre compagne, et ce n'est pas rare, je remarque qu'elle a vraiment petite mine. Ses traits sont réguliers, mais, ce teint un peu jaunâtre, cette peau, par plaques, rongée par l'eczéma, taches roses circonscrites par un petit liseré blanc...
En général, quand je me réveille, la première pensée qui me traverse, enfin... dire que c'est une pensée... C'est plutôt une sensation, un mouvement intérieur, lent et puissant. Ça part de mon ventre, douloureux, puisque je souffre d'un système digestif qui de tous temps s'est montré indocile, et ça s'amorce simultanément en trois points qu'avec l'habitude je parviens à localiser plus aisément : l'intestin, souvent ballonné par une ingestion abusive de café, l'estomac, barbouillé, comme on dit, et le foie, dont la manifestation est plus discrète, latente en quelque sorte. Je me dois de préciser que parfois le mouvement débute plus bas encore, au niveau des genoux ou même des chevilles, surtout lorsqu'il pleut : depuis quelques mois des soupçons de rhumatisme m'inquiètent. Cette lente remontée se poursuit, jusqu'à l'appareil respiratoire. Les poumons et la trachée artère semblent encombrés. J'ai un peu envie de tousser pour en dégager le passage. Mais une toux énergique remplit le cerveau de brouillard. Alors je m'abstiens.
2.
Je mange peu le matin. Encore allongé je bois un café tout en grignotant un ou deux biscuits. J'écourte le petit déjeuner, car j'ai hâte de rouler une cigarette et de la retrouver, face à face, l'esprit libre. Judith est là, assise au bord du lit. Elle ne s'aperçoit pas que je suis avec elle. Judith attend que je manifeste un peu d'entrain. Parfois elle attend longtemps. Je la trouve patiente.
La tête en appui sur l'avant bras, je reste là, affalé, amer. Voici que me reviennent les sensations marquées d'un rêve lourd et troublant. Comme une grosse méduse, à l'intérieur, qui me pompe toute énergie. Puis, au rythme de mon éveil, le rêve se dissout. Les seules bribes par lesquelles je pouvais encore tenter de l'agripper s'évanouissent en un instant. C'est un matériau, me dis-je. Il faudrait au moins essayer d'en fixer quelques éléments. Les faire ressurgir, d'abord, pour ensuite les noter. Je ferme les yeux pour revenir à cet état de moindre conscience, de demi-sommeil. Ce ne sont plus que des images en lambeaux. Peut-être, en me laissant sombrer un peu plus dans le sommeil, pourrais-je gagner quelque détail. Et puis, pourquoi donc ? Brisons-là ! Trop fort, trop présent s'il revenait, ce rêve continuerait de me poursuivre toute la journée, ainsi qu'une interrogation diffuse, obstinée, agaçante.
3
Mon étrange compagne est là. Je n'ai pas encore répondu à ses avances. Pourtant je l'aime bien. Elle prend tellement soin de moi quand je m'attarde dans un café, désœuvré. Je sirote un express, je roule une cigarette, et là, les yeux dans les yeux, nous nous racontons tout l'atroce de l'existence. C'est doux. Je lui dis combien je souffre de ne pas avoir de véritable statut professionnel et aussi combien je pourrais souffrir si j'en avais un. Mais je ne suis pas larmoyant. Je ne supporte pas les geignards. J'ai travaillé un rôle, une apparence, mélange de passion et d'indifférence affectée, propre à traduire la complexe agitation d'une âme stoïque dans son tourment quotidien. Je ne déteste pas me plaindre, tout en montrant bien que c'est à contrecœur. Je me prête avec une moue lassée aux tendres questions de ma vieille amie. Je l'aime bien. Mais parfois, et c'est bien ce qui pourrait arriver si je laissais davantage émerger de rêve lourd, elle peut prendre toute la place. Elle se fait d'abord câline et en minaudant elle ouvre la bouche dans un large sourire qui découvre quelques dents cariées. Elle réclame des baisers. Puis, progressivement, elle devient irascible dans ses exigences. Elle ne supporte pas que je m'éloigne d'une semelle. Parfois même elle tente de me prendre de force... non... je ne l'aime pas toujours. Elle est trop passionnée, trop exclusive. Pour moi ce ne saurait être qu'une liaison un peu légère mais c'est qu'elle ne veut pas l'entendre de cette oreille.
4.
Ce matin par exemple, encore allongé, je sens déjà qu'elle se prépare à me jouer un de ses tours. Elle voudrait que je lui consacre la journée.
Par le biais du rêve, elle tente de prendre position. Elle est habile, elle sait déguiser ses demandes, et puis elle me connaît. A mon oreille, elle murmure :
Mais elle sait bien que c'est en sa compagnie que je partirais à la recherche du fragment de rêve enfoui, de la bribe de remémoration. Et c'est alors qu'elle en profitera pour s'incruster, la garce !
Dans un brusque accès de colère qui m'enflamme la tête, je lui réponds :
5.
Mais je poursuis, impitoyable :
Elle a tourné les talons, offusquée. Avant de partir, cependant, elle a pris soin de me lancer d'un air badin, un peu dédaigneux :
-Mais... au fait... qu'est-ce que tu fais, aujourd'hui ?
6.
Elle a déguerpi, enfin. Mais je ne suis pas encore avec Judith. Toujours allongé, la tête en appui sur l'avant bras, je lui ai souri un instant mais la petite phrase commence sa course en moi. Mon sourire s'éteint et fait place à une moue de dégoût qui me soulève le bas du visage (froncement du menton, creusement des plis qui vont des ailes du nez jusqu'aux commissures des lèvres). Je dois chercher du travail. J'ai découpé des annonces, collecté des adresses, des contacts. Il faudrait téléphoner. Il faut si longtemps pour se décider. Des semaines. Des mois pour certaines requêtes délicates (solliciter, par exemple, un renseignement ou un service d'une personne que je ne connais pas en me recommandant d'une autre). Parfois, après de longues périodes où j'ai différé d'un jour sur l'autre un appel téléphonique, ma (timidité), qui me renvoie l'image pénible d'un animal terré dans une crainte polymorphe, et se solde par une sensation sourde d'humiliation, se transforme en une espèce de rage au petit pied. Saisi alors d'un léger vertige, produit conjoint de la peur de l'inconnu, de la colère contre moi-même et aussi d'un vague espoir, je décroche vivement le combiné et, ainsi qu'on se prépare à sauter d'un plongeoir, je compose le numéro. D'une voix soudain pâle et étranglée, je demande à la standardiste le poste de mon interlocuteur. J'ai, bien sûr, noté au préalable sur une demi–feuille de papier les formules exactes par lesquelles je me présenterai, pour éviter que la parole ne me manque subitement.
Je sais déjà qu'aujourd'hui, comme hier, dans une sorte de rituel maniaque qui ponctuera mon errance dans l'appartement, je consulterai à plusieurs reprises la liste des démarches prévues pour la semaine, inscrites en colonne sur la page de droite de mon agenda. Ce sera, par exemple, entre le moment où j'aurai terminé de m'habiller au sortir de la douche et celui où je passerai, pour fuir le désœuvrement, le balai mécanique sur une surface de moquette d'environ quatre mètres carrés au centre de la pièce où cheveux, brins de tabac, miettes et moutons de laine se rassemblent en plus forte densité. Je pressens que malgré le recours répété à l'agenda, inutile d'ailleurs puisque je connais parfaitement les coups de téléphone à donner, la synergie qui permet de composer le numéro ne se produira pas plus qu'hier.
Plusieurs fois je ferai du café. Je poserai la tasse à droite, au coin de ma table de travail, et je roulerai une cigarette. La vue du gros dossier, posé au coin gauche de la table depuis quelques semaines, me provoquera, au plexus, un lancement diffus.
Chaque jour, en effet, j'ouvre cette énorme chemise de carton où mon camarade, chercheur dans un ministère, a réuni une pile de documents pour me permettre de travailler à un exposé sur la crise de la sidérurgie. Des coupures de journaux ; Les Echos : "Selon M. Ferry, certains pays producteurs ne jouent pas le jeu de la concertation" ; Le Monde : "Le glas pour les maîtres de forge". Des dossiers de plusieurs pages tirés d'hebdomadaires spécialisés. Celui de L'Usine nouvelle parle des aciers nobles, de la coulée continue, du procédé de la réduction directe ; la légende d'une photo d'usine géante - presque noire sur la reproduction - explique que les bloomings et les slabbings sont condamnés à une disparition rapide). Des articles, aussi, comme celui-ci que la photocopie a bordé de deux grosses bandes noires qui fait un curieux contraste avec le titre optimiste : "Sidérurgie : l'éclaircie". Une note interne du ministère :
Note pour le directeur
Objet : Prévision des échanges extérieurs d'acier pour 1985.
Face à certains paragraphes, mon camarade a porté dans la marge des questions ("tient-il compte des fermetures ?", "et la part des coûts fixes ?"), des flèches, des accolades. Des brochures, raides dans leur couverture de papier glacé, illustrées de graphiques de couleur : serpents, escaliers, lignes brisées évoquant des montagnes vertes sur le ciel blanc de la page, bâtonnets juxtaposés, de diverses longueurs, comme des flûtes de Pan. Coincé entre l'écœurante nécessité de devenir un technicien des bloomings, de la réduction directe, et la hantise d'être acculé à avouer en public que je n'ai pas réalisé mon étude, accablé, je referme le dossier.
7.
Le petit déjeuner est terminé, ma cigarette est écrasée au fond du cendrier. Il existe plusieurs manières d'effectuer cette délicate transition du sommeil à la veille, en de telles circonstances. Il arrive, parfois, que dans un sursaut je me lève et me précipite, dans un même élan, sous la douche. Ce sont les bons matins. Je reste longtemps sous l'eau bien chaude, un peu hébété, et le jet dru sur mes yeux fermés produit de petits éclairs bienfaisants. Mais aujourd'hui, non. C'est une de ces journées que je ne peux d'ordinaire commencer sans une sorte de proclamation. Dans ces cas là, je me concentre d'abord. J'attends que Judith soit bien silencieuse. Et, n'ayant pas encore desserré les dents, je lance soudain, dans un râle profond :
Le "a" est très appuyé, cela va sans dire. Ce cri, rauque, étouffé, doit laisser une impression de détresse un peu déconcertante. Les premières fois ça marchait assez bien : Judith venait à mon secours dans un beau mouvement de madone attendrie. Mais l'autre jour, peut-être avais-je un peu forcé, elle m'a nettement signifié de ne pas recommencer. Ce matin, je suis vraiment dépourvu... Mais Judith se tourne vers moi, et d'une voix blanche, elle énonce lentement :
Novembre 1978
Photo : Louise Narbo