La cellule Joseph Staline

 

1

 

C’est chez la petite boulangère asiatique de la place du métro que tu l’as finalement reconnu, dimanche soir. Deux ou trois fois déjà, tu l’avais remarqué chez elle, toujours le dimanche soir, très tard, quelques minutes avant la fermeture, mais sans formellement le reconnaître. À chaque fois, tu as observé, cela ne t’étonne guère, qu’il ne peut s’empêcher de faire de l’esprit quand il achète sa baguette. Un peu comme ces cadres qui, se frottant au petit peuple, veulent toujours l’instruire, lui livrer quelques éléments de savoir avec une hauteur bonhomme. Mais peut-être, chez lui, s’agit-il tout simplement de séduire, comme sous le coup d’un penchant chronique.

Dans le quartier aussi, tu l’avais croisé, sans parvenir à l’identifier absolument. Veste bleu passé à col mao, crinière de cheveux blancs, lunettes à monture vert clair pétant. Il a beaucoup changé. Un soir par hasard, vous êtes sortis de la même rame de métro, et ce par la même porte. Il ne semblait pas t’avoir remarqué. Il grimpe bien les escaliers, vache, deux à deux, sans peine apparente. Il est un peu voûté, il fait son âge, il te rend quelques années, d’ailleurs.

Donc, il est là, devant toi, dimanche dernier, s’adressant à la boulangère. Tu observes son ensemble de jean très bobo. Chaussures Timberland, te semble-t-il, malgré ton inculture en ce domaine. Et ces lunettes à monture vert fluo ! De même qu’en donnant sa monnaie il ne pourra s’empêcher de faire de l’esprit, il ne pouvait porter que cette tenue. Celle-ci convoie un message, Je suis plaisant, je ne me prends pas au sérieux, je suis, enfin… aimable, tellement aimable… Tu t’avances un peu vers lui et regardes maintenant son visage de profil, tandis qu’il cherche sa monnaie, dans l’étroite boutique. La face s’est épaissie, comme un peu boursouflée. Elle a pris une teinte uniformément rose. L’alcool ? Et dans ce regard que tu surprends, tu saisis une insistance de la prunelle, très claire, ou peut-être un léger tremblement. Et c’est à ce minuscule détail que, sans le moindre doute, tu sais que c’est bien lui, Jean-Luc Laquerbe.

Tu ne saisis pas tout ce qu’il dit en ramassant sa monnaie, c’est un flot volubile. Après son départ, d’un ton léger, tu interroges la boulangère afin de savoir s’il vit dans le quartier.

-         Certainement, te dit-elle, il vient souvent ici.

Puis elle ajoute spontanément :

-         Ce doit être une personne qui fait de la psychologie… il fait toujours des remarques, des observations…

 

2

 

Jeune consultant, tu avais réalisé une mission avec lui pour le compte du Betex, un cabinet d’expertise comptable, étroitement lié à une jeune organisation syndicale en plein essor. Vous meniez ces interventions pour le compte des Comités d’entreprise, regroupant les élus des différents syndicats. Celle-ci portait sur l’examen d’un plan de licenciements. C’est au milieu d’une grande agitation sociale que vous alliez remettre votre rapport. Tu retrouves le nom de l’entreprise dans un vieil agenda, la Société commerciale Lambert et Rivière. La Direction s’appuyait sur les mauvais résultats de l’année précédente pour motiver la compression d’effectifs. Vous tentiez de contrer ses arguments en relativisant cet exercice médiocre. En le mettant sur le compte d’une mauvaise conjoncture. En cherchant des failles dans le chiffrage du plan proposé, établi à la hâte, comme tu allais bien souvent l’observer par la suite, et prêtant assez facilement le flan à la critique. Vous faisiez une bonne équipe, tous les deux. Tu apprenais le métier. Vous alliez tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre pour travailler. Il avait trouvé à ton appartement une allure bohème. Lors de la présentation de votre rapport, en réunion plénière, vous aviez mis en difficulté le Directeur financier. Il avait commis une grossière erreur dans le calcul de son plan, les charges sociales ayant été omises dans les frais de personnel. La Direction y perdait beaucoup de crédibilité.

Puis Laquerbe vous avait invités, ton amie et toi, dans sa maison de campagne en Picardie, une petite demeure rustique, sans aucun confort et qu’il retapait, préférant cela, disait-il, à la rédaction d’articles d’économie pour l’université où il avait un poste. C’était l’hiver. Arrivés dans la nuit, sur une route encombrée de congères, vous étiez sortis le lendemain matin dans le froid humide pour aller courir dans les bois. Il s’agissait d’ailleurs plutôt d’une sorte de taillis, avec des plaques de neige par endroits. Au retour, vous vous étiez lavés dans la pièce de séjour, carrelée de tomettes rouges et qui faisait également cuisine. Enfin, c’était lui qui s’était lavé, complétement à poil devant l’évier, en s’aspergeant à l’eau froide. Il était grand, bien découplé. Tout cela, la course dans les bois, puis la toilette, à s’ébrouer tout nu devant l’évier, devait constituer une sorte de rite à ses yeux. Ça sentait la mise en scène. Ta compagne ne supportait pas l’idée de se dénuder sous le regard des autres. Il était marié, ou du moins vivait avec la mère de son enfant. Mais, pour le week-end, il était venu avec une toute jeune femme, assez jolie. Cheveux blond vénitien ondulés, des yeux verts et des joues encore enfantines, elle avait, remarquait-il en son absence, avec une pointe d’intonation dentale, une beauté botticellienne. Après le déjeuner, dans le climat de détente qui suit l’effort physique, il avait confié :

-         J’ai toujours été trimballé d’une grand-mère à l’autre durant mon enfance. J’étais sans cesse entre deux femmes.  

Vous aviez longuement échangé sur la question des relations au sein du couple. Sa jeune amie se taisait. Ta compagne le remettait un peu rudement en question, avec ses deux femmes, disant que ça conduisait forcément à une impasse. Cela avait fini par l’agacer.

Diplômé d’une des écoles de commerce les plus en vue, il avait passé deux ans au Chili, avec la coopération militaire. Il en avait rapporté des chansons qu’il fredonnait. Que culpa tiene el tomate de estar tranquilo en la mata, si viene un hijo de puta y lo mete en una lata y lo manda pa Caracas… ; De quoi serait-elle coupable, la tomate, qui reste tranquillement sur sa plante, quand arrive un fils de pute qui la met dans une boite  et l’expédie à Caracas… À partir de son expérience chilienne, il avait rédigé une thèse d’économie : « Théorie et pratique des transitions capitalistes non révolutionnaires des secteurs agricoles : articulation des modes de production et luttes paysannes au Chili. Thèse de 3ème cycle, EHESS, 1976. C’est juste avant le coup d’État de Pinochet, en septembre 1973, qu’il avait quitté le pays.

-         Je ne sais pas ce que j’aurais fait, si j’étais resté là-bas, disait-il avec une désarmante sincérité, peut-être que j’aurais caché un militant dans le coffre de ma bagnole et que je l’aurais transporté hors de Santiago en chiant dans mon froc.

Tu lui avais mentionné à ce propos qu’un groupe de guérilléros connu de toi, venu d’un autre pays du sous-continent et impliqué dans les organisations paramilitaires proches du gouvernement populaire, avait fui le pays, sans tirer le moindre coup de feu pendant le Pinochetazo. Cela ne l’étonnait pas :

-         En effet, j’ai remarqué que c’étaient les types les plus modérés, les moins politisés, qui avaient finalement pris le plus de risques au moment du coup d’État.

 

3

 

Membre du Parti communiste marxiste-léniniste français, un parti prochinois, à la fin des années soixante, pendant ses années d’études, il faisait partie de la cellule Joseph Staline. Par la suite, ce parti a connu de multiples scissions. Dès 1970, il éclate en trois composantes, L'Humanité rouge, Le Travailleur, qui disparaîtra en 1977, et enfin Front rouge, qui n’hésitait pas à organiser des commandos pour opérer des descentes de nuit dans les usines, afin de casser les machines.

Mais, bien avant toutes ces divisions, Jean-Luc, qui devait avoir alors vingt ou vingt-deux ans, se rend un soir à sa réunion de cellule hebdomadaire. Dès le début de la séance, on lui enjoint de s’asseoir sur une chaise en face de ses camarades alignés derrière une table. Sans bien comprendre la situation, il entend plusieurs d’entre eux relater le fait qu’on le voit régulièrement boire un quart de vin rouge à midi. Sur la base de cette charge, déviation petite bourgeoise évidente, il est exclu de la cellule et par conséquent du parti. Banale venant d’un groupe aussi sectaire, l’anecdote était risible, bien sûr. Mais combien de fois dans vos discussions, est-il revenu là-dessus ? Il lui en restait comme une démangeaison, qui ne paraissait pas se calmer avec le temps. Il en parlait sans fard, avec ce ton habituel chez lui, qui donnait à entendre qu’il prenait tout ça à la plaisanterie. Mais comme sur le fil d’un rasoir, imperceptiblement, l’accent de sa voix déjà haut perché, se modifiait, poussait dans les aigus, et l’on percevait alors un désarroi à vif à ce souvenir. Cette marque de bêtise partisane, il ne pouvait s’en distancier, s’en défaire, ça l’habitait. Tout ça, il le ressassait, encore et encore.

 

4

 

Tant d’années après, tandis que tu écris ces lignes, tu te demandes s’il t’a vraiment tout dit sur la cellule Joseph Staline. En effet, lorsque vous étiez membres du cabinet Betex, tu observais chez lui une curieuse tendance à la provocation. Le Département de la chimie dont vous faisiez partie se réunissait en présence du responsable de la Fédération chimie de la jeune organisation syndicale qui, de fait, contrôlait le Betex. Un soir, on avait abordé la question des licenciements, et il avait lâché en pleine réunion :

-         Faut pas se raconter des histoires, à la place des patrons, nous en ferions autant, il faudrait bien organiser des plans de licenciement !

Dans le cadre d’un cabinet chargé de travailler à la défense des salariés, pour le compte d’un syndicat, le propos était curieux, et même choquant. Après la réunion, en son absence, Roquette, le permanent de la Fédération avait poussé un coup de gueule :

-         Ah ! Ce Laquerbe ! Mais ce Laquerbe ! Bon sang, contrôlez-le !

Maintenant que tu y repenses, n’y avait-il pas de la part de Laquerbe, outre la provocation, un message subliminal dans son propos : à la différence du permanent, Didier Roquette, ici présent, nous pourrions, nous, les experts, faire partie de l’état-major des sociétés dans lesquelles nous intervenons. Voilà où nous siègerions, normalement, si nous n’avions pas fait le choix politique de travailler pour les salariés. Nous serions alors en position de virer des Roquette, s’ils nous cassent les pieds. D’ailleurs, te revient une remarque qu’il avait faite pendant votre intervention chez Lambert et Rivière. Il se voyait vraiment à la place des patrons :

-         Tu vois, dans un plan de licenciement comme celui-ci, te disait-il, les patrons répugnent à extérioriser les critères de choix des personnes licenciées. Au fond je les comprends. Ils veulent garder la main sur la composition de la charrette de licenciement. Il ne s’agit pas seulement de réduire de dix ou vingt pour cent les effectifs. Non, ils veulent profiter des licenciements pour se débarrasser des salariés dont ils ne veulent plus, les incompétents, les tire au flan, les contestataires. C’est le moment où jamais de choisir leurs têtes !

 

5         

 

Le Département chimie fonctionnait sur un mode que l’on qualifiait tantôt de collégial, tantôt d’autogéré. Ces gentils euphémismes désignaient en fait une démocratie du coup de gueule. Pendant une réunion, tu l’avais vu monter au créneau pour faire exclure un jeune expert. Avec toujours ce faux air de plaisanter, de sa voix aiguë, presque efféminée, tu l’avais entendu taxer cet intervenant, certainement pas très compétent, de « lopette », à plusieurs reprises. Il usait d’une curieuse argumentation pour amener ce propos méprisant. C’est lui qui formulait l’insulte, mais il s’en défaussait sur les autres experts du groupe.

-         C’est curieux, disait-il, plusieurs membres du groupe critiquent ton travail, c’est tout juste s’ils ne disent pas que tu es nul ! Je ne comprends pas : alors, tu te laisses traiter de lopette ! Tu ne réagis pas, comment ça se fait ?

Une fois, également, il t’avait écharpé sans ménagement :

-         Oui, toi, t’es con, tu bosses trop sur les missions !  

Le groupe comportait une bonne proportion de militants d’extrême gauche. Avec le temps, tu observais que les rôles tournaient : on dépensait beaucoup de temps à s’exclure. Comme on se repasse le mistigri, ceux qui avaient exclu faisaient ensuite l’objet d’une opération de vidage. Une blague bien connue à gauche à cette période voulait que tout bon militant ait déjà été viré d’une organisation. Quelques années après, sans grande surprise, tu avais appris que c’était lui qui était mis en difficulté au sein de ce département.

 

Ces réunions rassemblaient une vingtaine d’experts, sous la domination d’un carré comprenant, outre Jean-Luc Laquerbe, trois militants d’organisations d’extrême gauche, Yvan Volossoff, chef du Parti communiste internationaliste, dont le journal, Le Prolétaire, débutait chacun de ses paragraphes par cette exhortation : « Prolétaires, camarades… » ; Jean Lépron, de l’Organisation communiste internationaliste, d’obédience trotskiste ; René Denso, enfin, un prochinois, dont la cellule avait consacré un temps non négligeable pour débattre d’une épineuse question : est-ce le un qui se transforme en deux ou bien le deux qui se transforme en un ? Jeune intervenant, tu ne te sentais pas de droit à la parole. Laquerbe, par contre, la prenait beaucoup, et souvent pour cracher dans la soupe. Il reprenait vivement l’un des experts qui estimait mener au Betex une action militante :

-         À quatre cents balles par jour, c’est facile de se proclamer militant !

Ce jour-là, en réunion du Département, la discussion avait dérivé sur un fait spectaculaire intervenu dans la semaine. Un assassinat s’était produit, dont les causes remontaient à plus de cinq ans en arrière. Pierre Overney, un maoïste de la Gauche prolétarienne, ancien ouvrier exclu de chez Renault, est abattu en 1972 par un vigile de Renault, Jean-Antoine Tramoni, lors d’une manifestation à la porte des usines de Billancourt. L’émotion est énorme, deux cent mille personnes, parmi lesquelles Sartre et Michel Foucault, se pressent au Père-Lachaise le jour de son enterrement. Des actions de représailles ont lieu de la part des gauchistes. Un responsable des relations sociales de Billancourt est enlevé, puis relâché. Sartre et Maurice Clavel, dans un communiqué un peu alambiqué, expliquent, voire justifient ce kidnapping en raison de la répression chez Renault. Trois ans après sa sortie de prison, en 1974, à la faveur de remises de peine, Tramoni est assassiné par deux motards dans la banlieue Sud de la capitale.

-         En tous cas, les deux motards qui ont flingué Tramoni, ils ont des couilles au cul ! lance Vossoloff.

-         Pourquoi pas un clitoris au cul ? rétorque Laquerbe.

Aucun membre du groupe ne mettait en cause, ce soir-là, la légitimité de cet assassinat.

 

Tu lui as parlé, une dernière fois, il y a déjà longtemps. C’était au téléphone, tu lui proposais de prendre en charge une étude, pour un petit cabinet privé que tu dirigeais. Son statut à lui était confortable. D’un côté, il était titulaire de la fonction publique, à l’université, de l’autre, le Betex lui assurait de substantielles rentrées complémentaires. Toi, tu t’échinais alors à vendre des études sur un marché très concurrentiel, tandis que la première guerre du Golfe venait d’éclater, tarissant d’un coup le maigre flux de tes commandes. Devant ta proposition, il a semblé hésiter un moment, puis, comprenant qu’il s’agissait d’un bureau d’études privé :

-         Ah, tu es devenu un marchand de soupe ! Je ne travaille pas pour un marchand de soupe !

Novembre 2018