Le jeu de clés

 

 

Il revient d’une longue marche, dans des montagnes lointaines. Bloqué au retour sur la voie ferrée, son train à grande vitesse a pris des heures de retard. Ce n’est qu’aux petites heures du matin qu’il parvient chez lui, dans la banlieue d’une grande ville. L’homme, à la quarantaine, retrouve alors sa compagne. Elle est vraiment désirable, ils passent tous deux quelques heures passionnées. Vers midi, partant faire des courses, elle lui conseille de faire une bonne sieste. Il n’a guère dormi depuis des jours. Après un petit somme, comme il sort avec son caddy pour des achats, il cherche ses clés sur son bureau, ne les trouve pas. C’est peut-être elle qui les a prises. À moins qu’il ne les ait égarées dans le chambardement, entre les vêtements sales de sa randonnée, les cartons et paquets couverts de plâtre et de peinture, à la suite des travaux récents. Agacé, il fouille dans ses affaires à elle, trouve un jeu de clés, et sort en claquant la porte.

 

 

Au retour, les clés n’ouvrent pas l’entrée de l’immeuble. Un afflux de sang lui cogne le cerveau. Par chance, un résident qui sort promener son chien le fait entrer. Mais devant sa porte, au deuxième étage, aucune des clés ne correspond à sa serrure. Irrité, il plante là son caddy contenant des produits surgelés, et part dans le quartier à la poursuite de son amie. Elle n’est pas au supermarché. Il achète un ticket de métro à l’unité pour se rendre dans un autre magasin. Une situation analogue, quoique inversée, s’est produite il y a quelques années. Assis sur une banquette, au milieu de la rame, ça lui revient tout à coup. Une de ses collègues, après une liaison brève et dramatique, cherchait à lui nuire avec opiniatreté. Elle l’avait tout simplement enfermé un vendredi soir dans des bureaux vides, dont il ne possédait pas les clés. Il avait dû téléphoner pour qu’on vienne le libérer. La collègue revancharde ne s’était pas excusée platement. Tout au contraire, lorsque la chose avait été évoquée, presque par hasard, bien longtemps après, elle lui avait demandé, hargneuse, comment il pouvait croire qu’elle l’avait fait exprès. Devant sa moue sceptique, elle l’avait taxé de givré. Ces gens imperméables à l’idée même que l’on puisse à son insu commettre certains actes. Aujourd’hui, alors qu’il court après sa femme, recru de fatigue - l’insomnie, les tensions du voyage - il est persuadé qu’elle a dérobé ses clés dans un geste automatique visant confusément à l’empêcher de sortir. À chaque fois qu’ils s’étreignent, il l’a remarqué, elle disparaît peu après, pendant des heures. Ce sont des mini-fugues, pour ainsi dire. Il ne lui en parle jamais, mais les supporte mal. Tandis qu’il erre d’un magasin à l’autre, il est sûr maintenant que c’est elle qui a fait le coup. En toute inconscience, assurément.

 

 

Il la confondra. Cet enfermement hors de chez lui, c’est de la pure violence. Elle est jalouse. Il vient de lui parler de sa rencontre avec deux filles, sur le trajet de retour en train. Confidences échangées avec de belles inconnues, tandis que le wagon en cadence file dans la nuit. Le vol de ses clés, ça ne peut être qu’une mesure de représailles de sa part. Peut-être croit-elle qu’il peut échapper à tout moment. La gifler avec le journal qu’il tient à la main, la vision lui traverse l’esprit. Il l’a vue se mettre à ricaner, alors qu’il lui reproche d’avoir emporté son trousseau. Finalement, il revient vers son domicile, doit appeler par l’interphone l’un des résidents, pour se réintroduire dans l’immeuble, sous un motif plausible. Devant sa porte, à côté du caddy où les surgelés sont en train de fondre, il déchire un coin de page de journal, y inscrit quelques mots furibards, le laisse sur le paillasson. Il décrète in petto, maigre soulagement, que c’est elle qui payera tout cela, les deux tickets de métro, les glaces, le poisson surgelé.

 

 

À nouveau, il sort pour aller s’asseoir à proximité, dans un café. C’est bien la première fois. Voilà pourtant plus de vingt ans qu’il habite cette banlieue. Mais il garde de la distance. Réserve un peu hautaine, ou bien effet de sa timidité ? Il ne le sait pas. Simplement, il n’a jamais cherché à se lier, à l’occasion d’un café au bar, en commentant l’interminable rénovation du lycée, les inconvénients du tri sélectif des ordures. Derrière une froide politesse, le regard critique de ses parents sur le voisinage était toujours critique. Mais peut-être sa réserve vient-elle d’ailleurs, du regret d’un autre lieu, la campagne attachante d’une petite ville d’Anjou. Adolescent, dans la forêt voisine, il dévalait à vélo les chemins empierrés. Zig-zags entre les nids-de-poule, nuages reflétés dans les flaques, les roues tressautaient sur les cailloux. À sa table, tandis qu’il inscrit des chiffres sur des tableaux, sur son écran d’ordinateur, pour un rapport financier, la gorge le serre parfois. La descente, tout droit, de la Croix-Madame au carrefour du Chêne-au-Verdier. Aujourd’hui, assis à la terrasse, il réalise maintenant que cette déconvenue, l’histoire des clés, cela provient sans doute d’une distraction de sa part, à lui, causée par l’épuisement. Il est parti dans l’état nauséeux de ces siestes dont on se réveille encore plus fatigué.

 

 

Pourquoi ne pas rire de ce contretemps ? Il la reverra de toutes façons ce soir, dans trois, quatre heures, tout au plus. Mais les griefs en lui s’accumulent. Elle s’allonge, la liste des besognes urgentes qu’il aurait pu rattraper pendant ces moments gâchés. Cet incident n’a aucune importance au fond, se dit-il. Mais ça le perturbe bien plus que les délicats passages montagneux qu’il a dû négocier, ces derniers jours. Pendant la course, ses automatismes cérébraux gardaient le cap au milieu des difficultés. L’aventure ne dérangeait pas ses réflexes. Elle les stimulait, au contraire. Mais, de se voir bloqué à la porte de son domicile, ça le met proprement hors de lui. Attablé devant un verre, il regarde passer les filles, reconnaît un couple de handicapés mentaux qui chemine lentement, côte-à-côte sur le trottoir. Pourquoi ne s’est-il jamais assis à l’une des tables de son quartier pour noter ce qui lui vient ? Peur du regard des gens, sans doute, qu’on ne le trouve original, ou bien glandeur, ou péteux, vous savez, le type qui écrit parfois, se donne des airs, à la terrasse du Drapeau.

 

 

Il n’a pas sur lui son habituel petit bloc-note, pas la moindre feuille blanche. Rien que le supplément du week-end, Le Monde télévision, dont il vient d’arracher un coin de page. Le périodique ne ménage que quelques espaces blancs, sur la première page, autour de la manchette, sous les titres, dans les marges. Il inscrit quelques bouts de phrase, cet instant où la colère le gagne. Ce contretemps lui a donné envie de tracer des mots. Ne se serait-il pas tendu à lui-même un piège salvateur ? Il appréhende maintenant que sa compagne ne vienne le chercher avant qu’il n’ait fini d’écrire cela. Ces mots, beaucoup plus importants que de savoir si c’est lui qui a égaré les clés, ou bien elle qui les aurait prises dans une fausse inadvertance, comme pour dire, sois-là quand je reviens, et reprends-moi encore. Tandis qu’il trace les lettres sur le mauvais papier, en évitant les trous en bas des pages du journal, il comprend qu’il parvient au bout d’un long voyage, ici, dans ce café, sur la grande avenue passante qui dessert la banlieue Est, moche comme pas permis, où le garçon portugais l’interpelle gentiment, à qui il répond de façon plus guindée qu’il ne le voudrait. Ces gens le voient passer le matin, cartable à la main, pour un rendez-vous, toujours pressé, visage fermé. Certains jours aussi, à midi, lorsqu’il part se promener pour couper la journée de travail, enfermé chez lui, sur les dossiers. Il prend alors un air affairé, comme pour cacher son escapade. Non, le patron, le garçon n’ont pas l’air de le toiser. Ils semblent même plutôt contents de le voir rester un moment, assis dans la salle. 

 

 

Pendant toutes ces années, il s’est fondu dans la multitude. Il a cultivé l’anonymat, dans la grisaille. Dans ce quartier de banlieue, avec ses garçons de café, ses mignonnes lycéennes, groupées à midi autour du panini, ses petits coiffeurs, il commence à écrire, directement sur le supplément week-end du journal, à la suite de l’espace déchiré sur lequel il a griffonné l’épigramme cinglant à sa compagne. C’en est fini de son rejet de cette banlieue. Chez lui, c’est ici, autour de cette artère où, en formation d’escadrille, les motos vrombissantes, démarrent en trombe, le vendredi soir. Et comme sous la dictée, avec le seul souci de retracer minutieusement l’enchaînement de cette séquence fiévreuse, il se met à écrire, Il revient d’une longue marche, dans des montagnes lointaines. Bloqué au retour sur la voie ferrée...

Septembre 2001

 

 

 

Photo : Louise Narbo

 

 

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