Le règlement de la Grande compagnie nationale

 

1

 

Tout juste arrivés par le bateau d’une petite île bretonne, où déjà émergent les teintes rousses de la fin d’été, vous êtes maintenant confortablement installés dans le train. Tout au fond des wagons de première, vous avez placés vos vélos près de vous, dans un petit cul de sac réservé à la seconde classe. Prévu pour douze personnes, ce compartiment de TGV, largement ignoré des passagers, reste souvent presque vide. Après une bonne heure de trajet, la porte s’ouvre brusquement, tandis que tu es plongé dans un roman. Puissante et rogue, sans la moindre formule préalable de politesse, une voix, dure aux oreilles, vous lance :

-         À qui appartiennent les vélos ?

C’est un contrôleur.

-         Ils sont à nous, réponds-tu.

-         Ils sont mal fixés !

-         Comment cela ?

-         Lisez la notice, venez ici pour la lire !

Jamais, la moindre remarque ne vous a été faite auparavant sur la façon d’attacher vos bicyclettes. Peut-être faut-il préciser ici que la montée, puis l’entreposage des vélos dans un train, peu importe la catégorie, ne va jamais de soi. Avec le temps, un partage des rôles s’est établi avec ta compagne, partage nettement réaffirmé après une montée catastrophique en gare de La Ferté-Bernard dans un TER, à la fin d’un long week-end de mai. Avant l’arrivée du train, le chef de gare vous avait assuré de sa présence sur le quai pour veiller à la manœuvre délicate consistant à installer deux vélos dans un train bondé, où les systèmes de suspension sont de ce fait inaccessibles. Mais quand le train entre en gare, pas d’employé en vue sur le quai. Tu montes un premier vélo dans le wagon, malgré la cohue, mais ne peux l’installer à cause de la presse. Il te faut donc le tenir au lieu d’aller chercher celui de ta compagne. La sonnerie déjà retentit. Les portes automatiques commencent à se refermer. Ta compagne soulève alors son vélo pour le placer entre les deux portes et empêcher leur fermeture. Les pédales de sa bicyclette se prennent dans les rayons de la tienne. Les portes butent contre sa roue, s’ouvrent à nouveau, vous laissant quelques secondes de répit. Mais tu ne parviens pas à dégager les deux vélos l’un de l’autre et déjà le signal sonore se fait entendre à nouveau. Vos deux vélos ne sont toujours pas rentrés dans le wagon. Il aura fallu en définitive le concours de deux passagers obligeants, sinon trois, pour parvenir à dégager les vélos l’un de l’autre, tout en maintenant les portes ouvertes. Pendant tout ce temps, aucune trace du chef de gare.

Plutôt bonshommes d’habitude avec les cyclistes, les contrôleurs affichent le plus souvent la plus grande indifférence pour le mode de fixation des vélos et prêtent leur concours en cas de difficulté. À la demande insistante de ce fâcheux contrôleur, aujourd’hui, tu finis par te déplacer pour lire la notice imagée, contenant des instructions en trois langues, placardée sur la paroi de la cabine. Tu l’ignorais, mais peut-être la notice est-elle récente, les vélos doivent être placés tête-bêche. Une fois le contrôleur parti, tu manipules l’un des vélos, ce qui t’oblige à le ressortir du compartiment, en veillant à verrouiller momentanément la porte automatique, afin de pouvoir effectuer le demi-tour.  

 

2

 

Tu poursuis ta lecture et t’assoupis légèrement, quand, après un bon moment, une voix hargneuse vient à nouveau agresser tes tympans.

-         Les vélos sont mal fixés. Venez lire la notice.

Encore lui. Le ton est devenu hostile. L’homme est barbu, le visage très blanc de peau, avec des yeux bleu-gris, très clairs et pailletés. Il est obèse et se déplace difficilement. Sans te lever de ton siège, tu lui réponds :

-         Expliquez-moi donc ce qu’il faut faire, puisque vous savez !

-         Regardez les instructions. Déplacez-vous et venez lire la notice.

C’est fou comme cette injonction, Venez lire la notice, recèle quelque chose qui te hérisse de la tête aux pieds. C’est palpable, il brûle de l’envie de mettre le client, ou l’usager dit-on aussi, dans la situation du potache envoyé au tableau pour y être morigéné par le prof. Quelque chose, d’ailleurs, te dit que ce n’est pas la première fois qu’il cherche à créer, précisément dans ce bout de wagon, en queue de rame, ce type de situation. Ce petit recoin est coupé du reste du train par deux portes et hormis un passager très discret, il n’y a guère en ce moment que vous deux. Ce contrôleur semble avoir trouvé dans cet emplacement clos un lieu propice pour déverser ses rancœurs sur le dos des cyclistes. Sans bouger de ton siège, tu lui répètes :

-         Expliquez-moi donc ce qu’il faut faire, puisque vous connaissez les instructions.

-         Venez lire les instructions.  

Tu ne veux pas refuser carrément de te déplacer. Tu te sens dans une zone grise, face à lui qui dispose d’une autorité, appuyée par sa grosse entreprise dont tu ne peux connaître tous les détails administratifs. Qui sait ? Peut-être pourrait-il exciper d’un obscur règlement un motif pour te coller une amende.

-         Les vélos sont mal attachés, répète-t-il encore une fois.

Tu lui fais remarquer :

-         Mais une sangle est passée !

-         Que voyez-vous dans ce schéma ?

-         La sangle que j’ai passée tient bien le vélo.

-         En cas de virage, ceux-ci peuvent tomber.

-         Ils ne sont pas tombés jusqu’à maintenant.

Et puis, tu enchaînes, avec un peu d’humeur :

-         Aucun contrôleur, jusqu’à présent ne nous a encore parlé ainsi. Je vous demande de changer de ton.

 

3

 

Au moment précis où tu prononces ces mots, changer de ton, un très désagréable picotement te saisit tout en bas des reins. Cela ne t’arrive que très rarement, mais dans des circonstances précises. Un jour, à la fin d’une randonnée dans la campagne, tu avais été alerté, de loin, par un individu, se dirigeant vers votre petit groupe. L’homme était secoué par des gestes saccadés, désordonnés. On percevait aussitôt une menace. Au moment de vous croiser, il s’était dirigé les deux bras levés, comme aimanté par lui, vers le camarade qui t’accompagnait, d’assez petite taille, tout en proférant des paroles bizarres :

-         Je vous avais bien dit de ne pas venir ici !

Manifestement, il voulait le frapper. Tu t’étais alors interposé en agitant les deux bras tendus devant toi, dans un vaste mouvement d’essuie-glace, comme pour désigner une paroi, invisible mais infranchissable, entre lui et vous, tout en lui signifiant, d’une voix pacificatrice mais ferme :

-         Oui, oui, on s’en va, on s’en va…  

Puis l’homme avait vu vos deux compagnes, quelques mètres plus loin, avec une enfant. À la vue de ce trio, quelque chose s’était produit en lui. Il avait prononcé les mots de la famille, toute la famille, et cette idée avait paru le calmer. En reprenant la marche, tu avais alors ressenti en bas du dos ce même picotement douloureux, comme si le regard de l’homme te suivait, posé sur tes reins pour y décharger toute sa fureur. Peut-être, échappé d’un hôpital psychiatrique, traversait-il une crise de démence.

-         Il y a une autre sangle, dit à présent le contrôleur, sans répondre à ton injonction.

-         Montrez la moi, je ne la vois pas. Montrez-moi comment cela s’attache.

-         Regardez les instructions !

Tu réfléchis. La Grande compagnie nationale a fermé aux vélos nombre de destinations. Sur les quelques zones encore desservies pour les cyclistes, vers l’Ouest surtout, s’agit-il de dissuader ceux-ci en rendant leur voyage plus difficile ? Aurait-on donné des consignes en ce sens aux contrôleurs ? Mais tout aussitôt tu balayes cette absurde hypothèse complotiste. Tu lui réponds :  

-         Cette sangle ne peut pas s’attacher.

-         Mais regardez donc.

-         La sangle devrait s’attacher autour du cadre ?

-         Justement, il y a un scratch pour cela.

-         Mais ce scratch est usé, il ne colle pas.

-         Alors vous faites un nœud.

Tu laisses percer ton agacement et ne résistes pas à l’envie de le mettre en boîte :

-         Mais, dites-moi donc quel est le nœud réglementaire ! Est-ce le nœud de cabestan, le nœud de huit, le double nœud ou bien le nœud de vache ?

 

4

 

C’est à ce moment que tu entends derrière toi :

-         Mais c’est du harcèlement !

Un peu tardivement, mais avec pertinence, ta compagne vient de l’interpeler. Sans se décontenancer, le contrôleur répond :

-         Non, c’est le règlement.

Tu profites de cette interruption pour retourner t’asseoir, afin de poursuivre ostensiblement ta lecture. Tu entends néanmoins le contrôleur continuer ses explications.

-         La deuxième sangle doit être passée dans la pédale, de façon à ce qu’elle ne blesse pas les passagers.

Apparemment, toutes ces instructions sont nouvelles. Par ailleurs, les systèmes d’attache varient d’un train à l’autre. Le fait de suspendre des vélos aux crochets dont sont équipés les trains Intercités, compte tenu de l’exiguïté de l’emplacement et de la présence d’une rambarde requiert à la fois de la force et une excellente coordination musculaire. Le contrôleur, désormais, ne semble plus oser t’interpeller pour poursuivre la lecture de la notice. Sa tentative d’intimidation a fait long feu. Le simple mot de harcèlement prononcé par ta compagne a marqué un point de retournement. L’homme poursuit ses explications, mais sur un ton nettement moins péremptoire. Il cherche maintenant une voie de sortie sans perdre la face. Le voilà parti.

À l’arrivée, vous êtes installés sur le quai de la gare Montparnasse pour accrocher les sacoches sur les vélos, un peu à l’écart du flot des passagers, par centaines, tirant leur valise à roulettes Tu le vois passer. Il est vraiment très gros et marche en canard, avec difficulté. Il a certainement les pieds plats. Il passe à ta hauteur, tirant un minuscule bagage à roulettes, faisant mine de ne pas te voir. Tu le suis, ton vélo à la main, pendant une centaine de mètres, sans bien savoir ce que tu voudrais faire. L’interpeler, peut-être ? Tu penses aussi à t’adresser à d’autres contrôleurs pour leur dire combien leur collègue s’est montré agaçant. Tu ne fais rien de tout cela. Un peu plus tard, tu envisages de contacter le service client de la Grande compagnie nationale pour faire état par courrier de cet épisode. Avec le numéro du train et l’horaire, ils pourraient facilement le retrouver. Le voudraient-ils seulement ? Et, le seul fait d’anticiper la réponse, Nous avons bien pris en compte votre courrier et allons le traiter dans les meilleurs délais, afin de vous donner toute satisfaction, fait monter en toi une nauséeuse vague d’accablement.

Novembre 2018