Mémoires du charbon et de l'acier

Où l’on voit un cadre désœuvré qui, à la vue d’un mutilé dans un restaurant, se remémore un voyage dans le Nord, de la France, au pays du charbon et de l’acier. Il y a compris comment, pendant près d’un siècle, la dégradation physique des ouvriers a fait l’objet d’un accord entre le capital et les représentants du travail.

 

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À la sortie d'une dernière réunion, longue, bien trop longue certainement, la tête embrumée, tu marches dans les rues, ton cartable à la main, avant d’échouer dans un petit restaurant de quartier. À peine as-tu pris place devant une nappe à carreaux qui cherche à donner au lieu un petit air terroir, qu’un homme grisonnant, à la cinquantaine, visage couperosé, assis sur une banquette, se met à agiter au bout de son bras un moignon nu, rosâtre et violacé, pour appeler la serveuse.

On est en mai. En sortant du bureau, tu as plié sur ton avant-bras ta légère veste d’été. C’est la fin de la semaine. Tu sais que ta compagne sort tous les vendredis soir et tu répugnes à dîner seul dans votre appartement. Alors, après le travail, évitant de gagner le métro le plus proche, tu te laisses dériver dans les rues. Ce sont les beaux quartiers. Tu viens de passer devant les imposants murs de clôture de l’hôtel Salomon de Rothschild, puis à proximité de vastes sièges sociaux désaffectés, dans le périmètre que les agents immobiliers aiment appeler le Triangle d’or. La pierre est en plein boom, en ces premiers mois des années quatre-vingt dix, juste avant la première guerre du Golfe. L’immobilier excite terriblement les cadres bancaires que tu rencontres. On suppute le prix du siège de Pechiney, des milliards de francs, qui va faire l’objet d’une opération de reconstruction. Et tu les entends, ces banquiers, qui s’écoutent répéter :

- Ah ! une secrétaire et un téléphone ! Le crédit promoteur, ça marche tout seul ! Bonnes marges ! Suffit de s’installer !

Quelques mois après, la conjoncture se retournait, et déjà dans la banque on parlait des premières charrettes de licenciements.

 

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Et ce vendredi soir, dans le petit bistrot aux nappes à carreaux, tu consultes sans envie le menu, devant le type qui brandit son membre coupé. C’est peut-être la fatigue, te voilà tout d’un coup quinze ans en arrière, au milieu des années soixante-dix. La réunion se tient dans le local syndical d’une entreprise minière. Le lieu est terne et déprimant, comme toujours ces pièces que personne ne songe à aménager. Murs nus en ciment, placards métalliques gris, quelques vieilles affiches appelant à la grève. Pour financer tes études, tu accompagnes dans le pays minier du Nord, un groupe de syndicalistes québécois, des permanents venus rencontrer leurs homologues français. Tu revois, les mineurs tout autour de la table. Ils expliquent aux Québécois le système des indemnités mis en place pour les maladies professionnelles et les accidents du travail. Et très vite, spontanément, comme pour un exercice pédagogique, chacun des ouvriers commence à faire le compte des petites rentes acquises au cours de sa vie, en contrepartie des parties de son corps abandonnées à l’entreprise.

- Moi, dit l’un d’eux, je suis silicosé à soixante pour cent, j'ai deux accidents du travail, trois doigts coupés, alors ça me fait une pension d'invalidité à quarante cinq pour cent.

Les autres enchaînaient. Rares étaient, posées sur la table, les mains pourvues de tous leurs doigts. Une feuille de statistiques sur les accidents du travail avait circulé. Tu l’avais regardée attentivement. Un calcul simple montrait qu’en moyenne chaque mineur du bassin était victime d’un accident tous les trente mois. Ils expliquaient tout cela posément, à leurs collègues d’outre-Atlantique, le fonctionnement de ces compensations, la valeur d'un doigt, d'une main, de vingt pour cent de silicose. Devant eux, ils se portaient garants du fonctionnement contractuel, pour ainsi dire notarial du système.

 

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Et là, dans le restaurant, à côté du type qui un instant auparavant agitait opiniâtrement son moignon, comme si cela lui conférait un surcroît d’autorité, te revenait maintenant une autre scène, une autre réunion, pendant le même voyage, quelques jours avant celle des mineurs. Toujours dans le Nord de la France, c’était à Dunkerque, cette fois dans une grande aciérie. Les militants de la Grande organisation ouvrière vous avaient d’abord reçus pour un apéritif, du pastis, dans une grande salle. Vous étiez assis autour de tables disposées en carré. Une antipathie instinctive s’était manifestée entre eux et toi. Ta réticence devant le pastis leur semblait peut-être de mauvais aloi. Tes interlocuteurs étaient grands, massifs. Sans doute revoyais-tu en eux les gros bras des services d’ordre chargés d’éjecter les gauchistes pendant les défilés du premier mai où tu t’étais parfois aventuré, parmi un groupe d’étudiants. Plus tard dans la journée, un responsable d’un jeune syndicat en plein essor, vous avait reçus. Tu n’avais pas perdu un seul mot de son récit. Racontant le création de sa section syndicale, il faisait référence à son père qui, disait-il, avait eu peur des patrons toute sa vie. Puis, tandis qu’il butait sur un mot, il mimait le fait de se donner une tape sur la joue. Cette petite manifestation familière t’agaçait un peu, mais c’est avec une force magnétique qu’il avait retracé le fil d’événements récents. Deux ou trois ans plus tôt, en juin 1974, tout récemment arrivé dans l’usine, un jeune fondeur sans expérience ni formation pour ce métier, avait été affecté au décapage du logement du haut-fourneau, contenant du métal en fusion, afin d’y placer une nouvelle tuyère. Pris dans un violent retour de flamme, sans blindage de protection, il avait péri carbonisé. Les quatre cents haut-fournistes de l’usine avaient immédiatement débrayé.

Le lendemain, la Grande organisation ouvrière avait réuni ses militants dans l’usine. Venu de Paris, un permanent avait pris la parole :

- De tels accidents, camarades, ce n’est pas supportable ! Il faut réagir ! Il faut demander une prime de risque !

Le syndicaliste de la jeune organisation poursuit :

- À ces mots, on entend une voix s’élever au fond de la salle. C’est une voix lasse, mais déterminée, la voix rocailleuse d’un vieil homme. C’est un fondeur qui vient de se lever. Il interpelle le permanent dans un silence de mort : « Tu viens de Paris, camarade permanent, dit-il lentement. Et tu viens nous dire qu’il faut demander une prime de risque parce que notre copain vient d’être brûlé vif ! Tu vois, ça fait trente ans que j’ai ma carte du syndicat, et regarde ce que j’en fais ». Debout, le vieux fondeur avait sorti de la poche poitrine de son bleu de travail sa carte syndicale et l’avait déchirée. C’est à ce moment-là, continuait le jeune militant, que nous avons constitué notre section syndicale. Nous avons refusé de négocier la santé, la vie des travailleurs. Nous avons mis au centre de notre lutte la sécurité, l’amélioration des conditions de travail.

 

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L’un des Québécois avait commenté la prise de parole du jeune leader :

- Bonne prestation, c’gârs-lâ, il est vraîment convaîncant !

Pour éviter de se dire technicien, comme ses collègues, il se présentait comme technologue dans les réunions. Il y avait pourtant de l’estime dans sa remarque. Pendant de longues soirées au restaurant, tu répondais à leurs questions, parfois incongrues :

- L’eau du robinet, c’est-y potâb ?

Et tu les voyais s’effarer de la présence de chiens dans les restaurants. Tu les écoutais parler, ces syndicalistes venus d’Amérique. Ils racontaient les séances de négociations, des marathons qui duraient des jours. Sans le moindre embarras, ils comparaient leur salaire, en dollars canadiens. Le technologue affichait un peu de mépris pour l’un d’eux, un gagne-petit un peu agressif :

- J’cômprends, ça doit être frûstrant de gâgner un tiers de moins qu’nous aûtres…

Tu avais saisi que pour eux, le militantisme syndical bénévole, face aux brimades de l’employeur, et souvent pour toute conséquence un blocage de l’avancement, c’était une notion inconnue. Ils pensaient à l’américaine. Permanent syndical c’était une job et celui qui avait la meilleure paye avait réussi. La tradition de lutte des classes, non, ça ne leur parlait pas. Il est vraîment convaîncant. Ton interlocuteur soulignait la performance professionnelle. Il ne semblait pas comprendre que le sidérurgiste n’avait pas pris de cours d’expression orale. Il parlait simplement avec ses tripes. Il n’attendait pas d’avantage matériel de son engagement et il avait même tout à redouter de la part de ses chefs, les vacheries, les rétorsions. En France, d’ailleurs, le syndicalisme n’avait acquis droit de cité dans l’entreprise que tout récemment, à peine une petite dizaine d’années.

 

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Tu avais continué ton périple avec les syndicalistes québécois dans ces terres du Nord en voie de désindustrialisation. Dans un bus, bringuebalés sur de petites routes pour rencontrer des ouvrières, après l’occupation de leur usine de textile, tu étais assis à côté d’un permanent de la jeune organisation. Il t’avait expliqué les fondements de la stratégie de la Grande organisation ouvrière. Pendant un siècle de luttes de classes, disait-il, la position syndicale dominante n’a pas consisté à lutter contre le risque au travail. En effet, la théorie marxiste démontrait le caractère inéluctable de l’effondrement du système, en raison de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit. Mais, comme le répétaient souvent les militants syndicaux :

- Le système, il va s’effondrer, c’est sûr, mais ça peut mettre longtemps ! Alors il vaut mieux pousser pour qu’il s’écroule !

Il fallait donc que les travailleurs reprennent au patronat la plus grande part possible de la plus-value extorquée aux travailleurs. Les augmentations de salaire obtenues par les grèves, les indemnités pour risque, cela précipitait ainsi la chute du capitalisme. Pour la Grande organisation ouvrière, il s’agissait de monnayer la dégradation des hommes, afin d'accélérer la transition nécessaire vers la révolution socialiste. C’est à ce prix que pendant près d’un siècle, notre économie, reposant sur un contrat tacite entre capital et travail  a obtenu le charbon et l’acier nécessaire à son progrès.

Juillet 2018

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