Passant par Paris photo 2018

Samedi 10 novembre 2018. Sous l’immense coupole de verre soutenue par une audacieuse structure de métal, l’homme regarde une adolescente, d’allure soignée. Elle s’arrête dans une allée devant une photo en noir et blanc exposant le buste dénudé d’un homme dont la tête n’apparaît pas. Le tronc est tout entier traversé par une grande cicatrice, bordée de part et d’autre par les traces des points de suture. On distingue aussi un trou, sans doute causé par une balle de revolver. La spectatrice sort posément son smartphone, prend une photo, une seule, avec application, avant de poursuivre sa visite. Il se penche alors vers la légende. Il s’agit du buste d’Andy Warhol photographié par Richard Avedon.

Tu te perds sans cesse, la foule te déporte, tu te laisses dériver. Il te faut revenir à ton plan, t’efforcer de coller à l’itinéraire fixé. Déjà tu es fatigué, trop d’images, trop de monde. Tu dépasses des cercles, fermés sur eux-mêmes, où des hommes rougeauds aux rares cheveux blancs s’occupent en compagnie de femmes plus jeunes, à boire du vin ou du champagne.

Une épreuve en noir et blanc, 40 cm par 50 cm, montre une famille mexicaine à côté d’une petite construction de pierres et de tôles ondulées, certainement son domicile. Dans un espace réduit, entre cette masure et un mur de pierre, assis sur une caisse, un homme en chemise, lit le journal, chapeau de paille sur la tête, tandis qu’un autre travaille à des tâches d’artisanat. À genoux par terre, une fillette est concentrée dans l’examen de ses mains. Un garçonnet, assis sur un rebord du mur de pierre, porte quelque chose à sa bouche. Prise en 1955 par Bernice Kolko, à Piñatas, peut-être l’un des bidonvilles de Mexico, déjà immenses à cette date. On voit aussi le dessin maladroit d’un coq peint en blanc sur une paroi. Cela peut évoquer un rite de magie noire. Le visiteur se baisse un peu pour lire l’étiquette. Le prix est de 10.000 $. La moitié ira à la galerie, le reste au photographe ou à ses ayant-droit. La famille mexicaine ne figure pas parmi ces derniers. Pour ce prix, se dit-il, l’acheteur emportera chez lui, pour la scruter chaque jour, la couleur locale de la misère.

Tu poursuis ton chemin parmi les denses colonnes visiteurs. De temps à autre, tu lèves les yeux vers le dôme démesuré, parfois traversé par une paire de pigeons, comme pour respirer. Une jeune femme coupe ta trajectoire en t’adressant un sourire charmant, impersonnel, dont elle semble satisfaite.

Le regard de l’homme est maintenant attiré par des œuvres qui mêlent peinture et photographie. Une étudiante assure la permanence du stand et s’ennuie ferme. Son allure est avenante. Il l’interroge sur la technique utilisée. Elle tente de lui expliquer, se perd dans les procédés. Il perd pied à son tour. La production de ces tableaux est l’aboutissement de multiples étapes, comportant des négatifs, puis des positifs, de l’argentique et du numérique. On a disposé des photos dans une pièce pour les photographier. C’est, croit-il, ce qu’on appelle une installation. L’artiste, Baptiste Rabichon, a aussi effectué des apports de peinture et même de matière, comme des fleurs pressées, lui signale encore l’étudiante. Un de ces tableaux fait voir une fenêtre allumée, vue la nuit de l’extérieur. Étrange et crépusculaire, l’image est plaisante à regarder. Le document de présentation précise que le discours de l’artiste « se construit par l’utilisation d’outils et de protocoles de fabrication complexes… ». Ce cycle de création a été financé par BMW.

Tu captes plus de choses que tu ne peux en absorber. Tu es entré dans un jeu d’attirance-répulsion, sans cesse répété, face à la multitude des sollicitations visuelles.

Une femme obèse, aux traits plutôt indiens, est assise nue sur le bord d’un lit. Elle semble cependant porter une minuscule culotte qui s’enfonce profond dans sa hanche et passe sous le repli affaissé du ventre. À côté d’elle, dans un lit jumeau, on devine une forme, tout aussi volumineuse, cachée sous les draps. La pièce est plongée dans la pénombre. Les deux fenêtres à angle droit découvrent d’un côté un large fleuve et, de l’autre, trois arbres, des bouleaux. L’épreuve est intitulée Sisters. La légende précise que cette épreuve de Gregory Crewdson n’existe qu’à trois exemplaires, en plus de deux épreuves d’artiste. Le prix n’est pas indiqué.

Tu continues pourtant, c’est un peu comme une addiction. Tu es pris dans le vertige des moyens employés, qui vont du fruste sténopé et de la chambre traditionnelle aux complexes interventions mêlant différentes techniques à l’aide de logiciels spécialisés.

Il passe devant une galerie présentant exclusivement des photographies humanistes, celles qui s’intéressent à la vie des classes populaires dans l’après-guerre. La vue des photos en noir et blanc d’Edouard Boubat l’apaise un peu. Un tirage postérieur de Cartier-Bresson montre de dos deux couples d’âge mûr, sujets à l’embonpoint, assis sur une berge de la Marne, surplombant une barque. Ils sont en train de pique-niquer. Le prix est fixé à 25.000 $. Un autre tirage postérieur, de Louis Stettner, représente deux enfants dans la banlieue nord d’Aubervilliers. Celui-ci vaut 7.000 $, de même que plusieurs tirages de Willy Ronis. Il a vu toutes ces photos à l’hôtel Drouot pour le tiers de ces prix affichés.

Tu voudrais tout appréhender, pour mettre à distance tout cela, te protéger, mais ce n’est pas possible. Les images, les gens croisés, tu es agrippé à ton insu.

Un cadre de Prune Nourry montre une armée fantôme de figurines en rang devant une étrange construction en pierre qu’on devine abandonnée. On pense à l’armée d’argile du mausolée de l’empereur Qin. La légende lui apprend qu’il s’agit d’une « image projetée sur de l’argile craquelée, montée sur light box LED ».

Tu as tenu deux heures entières. Il te faut sortir, maintenant, tout de suite. La nuit est tombée. Tu descends les contre-allées obscures et boisées du bas des Champs-Elysées, d’un pas vif. L’air frais te fouette le visage. Tu gagnes la Concorde, puis les Tuileries, puis le Palais-Royal, marcher, marcher, jusqu’à ce que l’agitation retombe un peu… Oui, du travail, certainement, beaucoup de travail même, et de la technique, oui, aussi, beaucoup de technique. Des artistes ont parfois gagné des contrées reculées, difficiles d’accès, pour rapporter des images. Mais pourquoi toutes ces œuvres suscitent-elles aussi peu d’émotion en toi ?

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Photo : Oeuvre de Baptiste Rabichon.