Soirée de septembre

 

 

Il trace des mots au stylo à bille bleu, un bic rétractable. Sur un petit bloc-notes à couverture orange. Ligne A du Réseau express régional. La rame émerge à l’air libre, il suit par la vitre le premier déclin du jour. Réveils difficiles, ces jours-ci. On ne sait où ça s’enfouit, commet ça chemine, des jours durant. Des pleurs peut-être, tout en dedans. Réveils difficiles. Lente et besogneuse montée vers le régime diurne. Chaque jour, un ressort péniblement à retendre, à chaque fois plus incertain.

 

Les passions sont enfuies. Ne reste plus que la besogne. Un instant, pourtant, à deux heures, sur un banc, visage tourné vers le soleil, les yeux fermés. Un banc, dans le parc Monceau. Il y venait, c’était un autre temps. Sac à dos et valises, garçons et filles, dès la fin du printemps, venus d’Amérique. Etudiant, il accompagnait leur voyage d’étude, d’un bout à l’autre du pays. Puis, bien plus tard, il a eu un bureau dans le même quartier. Il s’asseyait dans le parc, à l’heure du déjeuner. Une ombre, un être mort, en soi, qu’on porterait.

 

On se souvient, peut-être, il y a longtemps, on a lu des poèmes. Femmes mûres, les yeux mouillés, tandis qu’on disait des paroles. Un jour même on a écrit. Dispersé cela entre départs en fièvre et retours précipités. Pas une ligne, pas un mot qui reste aujourd’hui. Détruit, perdu. Voilà, adulte, vieillissant déjà. Se rappeler qu’un jour on a écrit de courtes proses. On les a gardées pour soi. Traces infimes, quelques mots. Il faudrait noter, sauver quelque chose. Des années qu’on dit il faudrait.

 

Plus tard, à la nuit tombante, il reprend son bloc. Course à vélo. Parti sur une impulsion malgré l’heure, à la fin d’une journée de contrariété, les mains dans le cambouis. Trouée soudaine entre le jour et la nuit, flamboyant crépuscule ; ça s’obscurcit, reflets rougeâtres dans les ruisseaux. La flèche cuivrée d’un avion coupe l’arc gigantesque d’un cumulus effiloché aux lueurs rose indien et abricot.

 

Il note, faute de regarder. Rappel sur émotion. Aujourd’hui, âge incertain, ce moment où l’on ne sait plus dire un premier mot, laisser le regard se poser sur une femme. Arriéré de sanglots. Comment ne savent-ils pas que les désirs jamais ne vieillissent ?

 

Déjà l’ombre de la forêt se referme sur elle-même. Pénétrantes touffeurs, qui restent en boule, odeurs de terre et d’herbes chaudes, traversées de brusques fraîcheurs. L’incendie cerne le bois, au travers des troncs noirs. Dernier jour de l’été, retenu dans les buissons, les bosquets encore tièdes. Entre racines et pierres, slaloms sur les sentiers, descentes et bosses. Finement dessinés dans des lueurs pourpres, les nuages défilent derrière les feuillages. De tous côtés, flammèches écarlates et mauves.

 

Des mots qu’il aurait pu lui dire. Il a posé pourtant le front sur ses genoux. Son corps à elle, meurtri. Trente ans d’absence. Les circonstances ont joué contre eux, déchirement ravalé. Elle n’a pas changé. Mordante, venimeuse. Le blindage en place, à nouveau. Lui non plus, ne peut faire autrement.

 

Pourquoi ne pas arrêter, pour dix secondes ? Silence, malgré les phares jaunes à vingt mètres. Demi-tour, il dessine un cercle avec le vélo. S’arrête près d’un banc. Là-bas, dans le rougeoiement, un immeuble, des fenêtres à l’ancienne, jaune-orangé, entre deux masses d’arbres noirs. Insolite veillée. La lune, toute blanche. Reflet du plan d’eau, sous les nuages tisonnant, des chauves-souris volètent aux abords, maintenant que la nuit, presque, est tombée.

 

Sur le carnet quelques mots, c’est tout. Pourquoi ne pas s’assoir, pour seulement attendre, comme eux, un chien en laisse. Ces bribes, après celles du RER bondé de fin de journée, ce ne sont que des jalons. Un brouillon, par lequel, peut-être, il retrouvera le sentier d’un autre écrit, si ancien, si pesant.

 

Nul frémissement. Peut-on encore l’entendre, le rejoindre ? Ces braises dans ton cœur, faut-il les laisser s’éteindre ? L’une des phrases, d’un des poèmes disparus. On n’ose même s’avouer qu’on a pu écrire cela. Des choses, comment dire, tellement mièvres…

 

Octobre 2002