La stagiaire cambodgienne

 

 

À la tombée de la nuit, l’homme, qui va sur la quarantaine, arrive dans des bureaux. Deux employés y travaillent dans une pièce obscure, à la lueur d'une lampe. N'ayant rien à faire avec eux, il part s'installer dans une autre pièce, celle où il travaille depuis quelques semaines pour la société Spectra. Désoeuvré, il ne sait pas quoi faire de cette fin de journée. Dans ce local travaille Annie, une adolescente d’origine cambodgienne, qui fait actuellement des travaux de saisie informatique pour son étude.

 

À dix-sept ans, elle est mince, presque maigre, toujours habillée d’un pantalon de jean quelconque et d’un t-shirt tout aussi simple qui ne recouvre qu’un soupçon de poitrine. Elle n’est aucunement apprêtée et son visage a quelque chose d’inachevé, d’indécis. Quand elle parle, dans un français rudimentaire avec un fort accent, un rictus de côté déforme sa bouche comme en raison de la difficulté de proférer chaque parole. Internée dans les camps des Kmers Rouges, elle a été séparée de ses parents, enseignants de l’université. Ils ont été exécutés comme représentants de la bourgeoisie. Elle a fini par fuir les camps avec son frère, en traversant le pays, à pied, pendant la nuit, se cachant dan la campagne pendant la journée. Puis elle a dérivé des semaines à bord d’un boat people.

- Dans les camps, les enfants travaillent aux champs dès trois ans, lui a-t-elle dit, dès qu'ils savent marcher. On travaille de dix à quinze heures par jour. On ramasse du bois pour le feu, on coupe les pieds de riz. On a faim, toujours. À treize ans, à mon arrivée en France, j'avais la tête d'un enfant de neuf ans.

Elle revient d'ailleurs, se dit l’homme. Elle revient du bout du monde, du Moyen-Âge. Une aura étrange l’environne. Il lui voit une force qu’il ne reconnais pas. Parfois, dans la pièce où ils travaillent tous les deux, elle s’installe à genoux sur la moquette, comme dans une posture de prière, devant l'ordinateur pour y introduire une disquette. Cette pose traditionnelle, ignorante des conventions, de la coquetterie, le frappe, le trouble un peu. Le tableau dégage pour lui un charme secret. À midi, ils s’échappent ensemble. Elle rit facilement. Ils sont libres de leurs horaires car il travaille en free-lance pour la société Spectra. Ils prennent un sandwich derrière le comptoir d’un bar-tabac de la rue Lafayette. 

 

Annie s’adresse à lui :

- Depuis un mois vous avez changé, vous ne riez plus.

Ses yeux bridés semblent recéler un léger strabisme. Sa dentition est un peu irrégulière. Et toujours ce tic de la bouche, comme sous la gêne, ou la difficulté à proférer les mots d’une langue étrangère. L’homme ne lui répond pas. Assis à son bureau, il fouille vainement son cartable posé sur ses genoux pour trouver de quoi s'occuper. Elle, de son côté, classe des courriers dans des dossiers. Il constate alors avec dépit qu'elle ne travaille pas pour lui en ce moment. Elle prononce alors, avec son accent asiatique heurté mais avec clarté et conviction des paroles qui résonnent dans la pièce:

- En tout cas, l’autre jour, vous avez dit : « Toute ma vie, j’ai cherché quelque chose, dans mon travail, dans mes voyages, et cela, jamais je ne l’ai trouvé !»

Baigné dans cette phrase grave et sans illusion prononcée par cette jeune fille, l’homme se réveille au milieu de la nuit.

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