Le monde, dit-il, est une flaque de sang !

 

 

Maladies de la pensée

 

 

Oui, à la radio, comme ça. Au beau  milieu d’une phrase, un intervenant lâche : « Le monde est une flaque de sang ! » Sur France Culture. La voix est assurée, posée. C’est ça, le ton de l’évidence. Il ne détaille pas son assertion, c’est juste une incidente, qui se suffirait à elle-même. Ça reste lapidaire, énigmatique. Il fait bien sûr allusion aux massacres, aux guerres, aujourd’hui, dans le monde. Les conflits localisés, ou les attentats suicides, que la presse reprend en boucle, toute la sainte journée…

 

C'est ainsi : « Le monde est une flaque de sang ». Il n’y a pas à discuter. Je réalise, mais bien après, peut-être deux mois plus tard, que la violence de la formule m’a privé de réaction. Une flaque de sang à l’échelle de la planète, c’est une vision insoutenable. La formule contient quelque chose, mais quoi ? qui me paralyse. Oui, sans doute, j’y capte une interdiction tacite :

- Comment, semble dire l’intervenant, vous oseriez me contredire ? La guerre en Syrie, les corps déchiquetés des attentats en France, comment vous appelez ça ? Feriez-vous acte de révisionnisme en niant mon propos ?

Pas de doute, il a bien visé, avec sa formule frappée ! Dans la clarté de ton avec laquelle il l’énonce, je sens qu’il est tout content de sa trouvaille. Il s’en sert comme d’une arme. Mais il n’a pas insisté, il a juste glissé ces sept petits mots, presque subrepticement.

 

Pourtant, en dépit des événements affreux qui font l’actualité, nous ne vivons pas en guerre. Oui, il y a la guerre dans une partie du monde, la Syrie. Bien sûr, nous connaissons les attaques-kamikaze. Mais pour autant, nous ne vivons pas la guerre que suggère l’atroce vision. Pouvons-nous comparer la situation d’aujourd’hui avec, par exemple, celle de la deuxième guerre mondiale ? Faut-il rappeler que pour celle-ci, on en est encore réduit à estimer l’ordre de grandeur des pertes humaines ? Du côté Ouest, nous savons, environ un million de morts. Mais du côté Est, tant sur le front soviétique qu’en Asie, que connaissons-nous ? Si l’on doit parler de « flaques de sang », c’est bien là-bas qu’outre les génocides juif et tsigane, les hécatombes à très grande échelle se sont produites. On a dénombré de 22 à 26 millions de morts en Union soviétique, dont 13 à 17 millions de civils. Les historiens n’ont pas pu faire de décompte plus précis. On a compté 20 millions de morts civils en Chine. Pourquoi ne parle-t-on presque jamais des 35 millions de morts civils dans ces deux régions ?

 

Dire que le monde est aujourd’hui une flaque de sang, c’est laisser entendre que le sang coule tout autant en temps de paix relative qu’en temps de guerre. C’est jouer ainsi sur les sanglantes images diffusées par les médias pour inoculer l’idée que tout est égal à tout, la paix troublée d’aujourd’hui et la guerre. Pire qu’une ineptie, c’est un abus de langage, probablement intentionnel, cherchant sur l’auditeur un effet de sidération. Dans le cas d’espèce, c’est une faute contre la mémoire.

 

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