Pas peur !

 

 

 

Sur cette petite île au large de la Bretagne, charmante et déjà presque déserte dans l’arrière saison, tu gravis le chemin qui remonte de la plage. Tu viens de te baigner dans l’eau déjà très fraîche de septembre. La peau qui brûle, fouettée par les vagues, tu avances avec entrain. La petite allée de terre battue se trouve encaissée entre deux haies impénétrables où s’entremêlent les ronces des muriers, les chardons et les teintes rousses des fougères. Au détour du sentier, te dominant du haut de la montée, à une trentaine de pas, surgissent devant toi deux molosses furieux. Celui de gauche, c’est un rottweiler. Large, trapu, énorme, il souffle et gronde. Plus clair de pelage, l’autre chien n’est pas moins menaçant. Les deux dogues ne sont retenus que par deux cordes de plusieurs mètres, agrippées par leur maître. Râblé lui-même, assez petit, il doit, de ses talons écartés, prendre appui sur les pierres du chemin, genoux pliés, en se jetant en arrière, comme en position de rappel, pour faire contrepoids. Il peine visiblement. Mal contrôlées, les bêtes zigzaguent en soufflant. Elles barrent tout le passage entre les deux haies de ronces. Poursuivant ta remontée du sentier, tu avises alors une étroite bande de terre, soixante centimètres de large, légèrement surélevée, qui semble offrir une protection toute relative pour laisser aux chiens un passage en contrebas. Les deux mastiffs passent ainsi tout à côté de toi, suivi par leur maître, toujours calé sur ses talons pour les freiner. Après t’avoir dépassé, sans te regarder, celui-ci te lance :

- N’ayez pas peur ! ils sont bruts mais pas méchants !

Sans trouver de réponse à cette sortie, qui semble stigmatiser comme excessivement craintif ton léger mouvement de côté, tu spécules sur le sens ambigu que l’homme donne au mot brut. Suggère-t-il que ses chiens sont des brutes ? Ou bruts car mal éduqués encore ? Et puis le pas méchants fleure trop la dénégation facile. Il y a bien une menace latente. Voilà qu’à la suite de la troïka, tu découvres une jeune femme toute menue, souple et fragile, portant au creux de ses bras un poupon, emmitouflé dans un châle. Elle est accompagnée d’une petite fille de deux ans, qui trottine à son côté. Peut-être pense-t-il, ce jeune père de famille, que sans ces deux mastiffs lancés en avant sur les promeneurs, sa famille ne parviendrait pas sans encombre à la plage.

Photo : D. Perrut