Snapshots - 1

 

 

Moi chsais d'où j'viens...

 

Vendredi 26 mai 2017

  • Moi, chsais qui chsuis et d’où j’viens… ici, les gens me regardent de travers, pourtant, y en a beaucoup qui savent pas qui y sont et d’où y viennent…

L’homme est vêtu d’un pantalon de jean et d’un débardeur qui découvre des épaules et des bras assez volumineux, entre muscle et graisse. De légers coups de soleil sont perceptibles car le débardeur laisse passer un liseré de peau blanche qui tranche avec la teinte rosée des épaules. Il est imposant, corpulent. Assez commun, le visage est un peu rougeaud. L’homme, dans la quarantaine, est peut-être éméché. Malgré la canicule, il garde un épais bonnet noir sur la tête. Sur son téléphone mobile, il vocifère, tout en se déplaçant à grandes enjambées, sur une esplanade piétonne, en balançant latéralement son bras libre. Manifestement son propos s’adresse davantage aux quelques passants, qui traversent en tous sens cet espace de déambulation, qu’à son correspondant. Veut-il, à coup de gueulantes, tenir les gens en respect, les dissuader de l’approcher ? J’évite même de croiser ses yeux, mais j’appréhende néanmoins qu’il ne m’ait surpris une fraction de seconde en train de le dévisager. Il vient en effet de mettre à nouveau en cause le regard des gens d’ici, des gens de cette ville dont il paraît sous-entendre qu’elle est bourgeoise. Tandis que je me dirige vers la médiathèque, j’observe avec appréhension qu’il m’emboîte le pas. Derrière mon dos, il s’approche du bâtiment tout en poursuivant sa gueulante :

  • Je connais mon origine, moi chsais qui chsuis et d’où j’viens… la plupart des gens, y savent pas… y me regardent de travers, par ici…

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Dans le métro

 

C’est le soir dans le métro, à l’heure de la sortie des bureaux. Assise en face de lui, leurs genoux se touchent presque, une femme se penche légèrement de côté et laisse tomber posément, ostensiblement, un gros crachat liquide tout près de la bordure de sa chaussure, à lui. Aucun des passagers qui les environnent n’a manifesté la moindre réaction. Va-t-elle recommencer ? C'est sûr ! Cette fois elle ne me ratera pas. Est-ce à cause de ma cravate ? Du journal "Le Monde", que je viens de déplier devant elle ? Son geste est-il une protestation contre ce que je représente ? Serais-je un symbole d’autorité à ses yeux ? Vient-elle de se faire licencier ? Que faire si elle crache ainsi à nouveau et atteint ma chaussure, cette fois ? Ou même le bas de mon pantalon ? Je ne pourrai quand même pas laisser passer ! Hurler de colère? La gifler ? Tandis qu’il la regarde à la dérobée, jeune, brune, épais cheveux noirs encadrant un visage qui est loin d’être laid, un curieux sentiment d’impuissance l’envahit. Bien que rengorgée, immobile et droite, elle semble guetter ses réactions du bout d'invisibles antennes, tout en laissant flotter l’esquisse d'un sourire de satisfaction. Elle est par trop raide. Pas de doute, elle doit être folle. Après être descendu du wagon, il n’est soulagé que lorsqu’il s’est assuré qu'elle ne tentait pas de le suivre.

 

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Les pleurs au bord de la mer

 

L’appartement donne directement sur la mer, sur la côte du pays de Caux. Par une grande baie vitrée à bascule, il regarde la mer déchaînée. De lourds rouleaux viennent s’écraser sur la digue, avec un bruit sourd, en projetant des volées de galets qui claquent le béton. Dans sa chambre, on a placé leur toute petite fille, dans son berceau. Ce nourrisson qui va sur ses quatre mois, perturbé sans doute par la proximité de la mer démontée, s’est transformé en une petite boule hurlante. Impossible de la calmer. Visage rouge et tout rond, les yeux bridés, elle a l'air enragée. Au fil des minutes, des mouvements divers le traversent, de la tendre compassion à la colère noire, mais aucun scénario n’apporte d’apaisement. N'y tenant plus, depuis son lit, il se saisit d'une pantoufle pour la catapulter sur l'auvent du berceau, solide au demeurant. Le bébé a senti le choc et ses pleurs changent de ton. Sa fille a capté sa fureur. Elle est soudain toute désemparée. Le reste, peut-il se dire ? Comment il tombe à genoux, avec toute la détresse du monde sur ses épaules. Les larmes jaillissent alors qu’il demande pardon, pardon, et qu'il explique à ce petit être que ce n'est pas tout à fait de sa faute, c’est à cause de choses très anciennes, il ne s’en souvient plus très bien. Il le regrette. La toute petite fille s’est soudainement calmée et il frissonne tandis qu’elle l’écoute avec une surprenante intensité.

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Samedi soir

Samedi 13 mai 2017

Il est près de minuit, dans le métro. Entre les silhouettes des passagers qui me font face, j’entrevois une jeune femme, un peu plus loin, assise sur un strapontin. Elle est brune, les traits sont fins, harmonieux. Elle fixe son smart-phone. Une sorte de grimace se dessine sur son visage. Je ne parviens pas à distinguer si c’est un rire réprimé ou un sanglot contenu. Sur un rythme rapide, elle tapote maintenant l’écran du bout de son index et s’arrête net, certainement après l’envoi du message. Quelques secondes après, elle consulte à nouveau son écran, puis met une main devant son visage et tout à coup éclate en sanglots.

 

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