Snapshots - 2

 

Feuillet détaché d’un vieux carnet…

Juillet 1988, fin d’après-midi.

Des nuages de plomb et de zinc courent au ras de la ville, en longues colonnes désordonnées. La brume estompe les immeubles. La pluie au carreau, au rythme d’une chanson de Cohen, qui s'infuse en toi. De pâles soleils, en de rares trouées, font naître des arcs-en-ciel dans les gouttes en suspens sur les vitres. Elle crayonne sur de grandes feuilles. Incertain, le jour morne s'étire, pareil et changeant. L'une après l'autre, les minutes sourdent, lancinantes. Rien à faire. Ses poupées sont posées sur des coussins. Un nom, un mot que je retiens sur mes lèvres. Quelle est la couleur, étrange à toi, qui de jour en jour monte en elle ? Ses yeux, sa bouche, sa peau prennent un éclat vif, un éclat de métal. Dans un murmure, j'entends une voix dont je crains qu'elle ne s'éteigne. Juillet qui fraîchit et pleut. Ces caresses qui viennent agripper des coins d'enfance, et descendent en un long chemin confus, vaguement douloureux, inquiétant, jusqu'en des régions de préhistoire. Le vent agite les plantes du balcon. Je compte une fois encore les pages de ce cahier. Quelque chose qu'en vain j'essaie de capturer.

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On solde

25 octobre 1988

Place Monge, fin d’après-midi. On solde les rues, sombres malgré les réverbères, la poussière de midi, le bruit et la foule. On solde les vieux chagrins, un instant trop vifs, un instant mignons, un peu désuets, puis un jour ritournelle insupportable, guimauve frelatée. Et les souvenirs, la montagne en suspens, ma jeunesse qui pactise, cet élan furieux. Cette amertume dont je n'ai rien su faire, cette fièvre prolixe, ma retenue pudibonde. Sueur et fatigue, beaucoup trop. Engourdissement des soirées, ces baisers reniés, ces je t'aime forcés quand pèse le silence. Adieu. Les caramels à un franc, le bois de campêche et le réglisse. Les bâtonnets de moelle de sureau qu'on s’efforçait de fumer, les voiles tendues dans les arbres, sur un bout de terrain vague, les plants de capucines, les épinoches qui, invariablement, mouraient dans la lessiveuse. Le cri du coq égorgé un jour dans l'arrière-cour, les tortures feintes et les rébellions vibrantes. De quel rendez-vous ai-je nostalgie ?

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Fort Mahon

Fort-Mahon, une plage du Nord où tu allais en vacances avec ta famiolle, lorsque tu avais une dizaine d'années. Tu y reviens, aujourd'hui. Ressurgissent les noms de plusieurs plusieurs villas. Les Farfadets, Le grillon du foyer, Stella maris. Tout près de la plage, l’immeuble où vous logiez porte un nom, Les beaux jours. Parfois vous restiez très tard, tes frères et toi, sur l’immense plage.

Tu as retrouvé le froid et la brume. Tu as refais la promenade de la baie d’Authie, déserte, où l’on dit qu’il y a des sables mouvants. On y chasse le canard. Tu repars dans la nuit, traverses à nouveau la petite ville dans le brouillard humide et glacé, entre les halos de lumière des réverbères oranges qui jalonnent  l’avenue centrale. Quelques rares voitures aux phares jaunes. Pas un passant. De loin en loin, seules manifestations de vie, perçues au travers du pare-brise, ces quelques habitants groupés dans la lumière d’une lampe, au coin d’un bar, près du tiroir-caisse, buvant un dernier verre, avant de repartir dans la nuit.

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Le silence

L'intolérable silence lorsque tu rentres dans l'appartement vide. Non, pas le besoin d'une musique belle et grave qui te replongerait dans une période de ta vie passée. Non, tu ne vas écouter que les pires jingles des émissions, les publicités tonitruantes, les dernières productions du show-biz, les commentaires balourds des animateurs. Du bruit pour t'échapper, du bruit pour couvrir le silence. Et puis à la fin de la soirée, tu lis un roman, un policier de préférence, en écoutant encore la radio.

Combien te faut-il de journées solitaires pour que, progressivement, naissent, au gré de moments d'ennui, quelque poussée de nostalgie ? Tu veux alors travers à nouveau le square des Batignolles, ou le parc Monceau. Ou simplement déambuler dans le hall de la gare d’Auzterlitz. Et alors, tu parviens à supporter à nouveau le silence, et même à le rechercher.

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