Snapshots - 3

 

 

Riobamba
 

C’était un dimanche matin, de bonne heure. Dans le silence… comment dire ce silence ? Il venait après le vacarme du samedi soir, les klaxons, les cris éméchés, la pétarade des moteurs. Tôt réveillé, tu étais sorti de l’hôtel pour aller t’asseoir près de la fontaine, sur la place de l’église. C’était à Riobamba, en Équateur, entre les volcans Chimborazo et Tungurahua. Il t’avait saisi, intense, limpide, ce calme si particulier dans la fraîcheur matinale des villes situées en altitude. Chaque pas, chaque bruit, sur la petite place, résonnait avec netteté. Certains sons prenaient l’acuité du métal venant frapper du métal. Un sacristain entrait dans l’église avec son vélo à la main. À la sortie de la messe, chacune des paroles des femmes, avec leur accent provincial, se détachait. Et tu entends cette phrase :

- Resbaló en su casa y se cayó ; Elle a glissé chez elle et elle est tombée.

Une demeure coloniale surgissait devant tes yeux, sombre et fraîche, haute de plafond, dont le sol de carrelage, une fois mouillé, peut occasionner des chutes. Tu venais de passer trois semaines passées au milieu d’un groupe d’alpinistes. Vous aviez gravi quelques sommets. Ils n’avaient pas cherché à apprendre un seul mot d’espagnol. Ils se moquaient de savoir que le pays traversait une crise financière. Lorsque tu avais ouvert un journal du pays ils t’avaient seulement demandé de leur traduire l’horoscope. Les pronostics les avaient enchantés et c’est bien le seul moment de ce séjour où ils t’avaient accepté. De ce voyage il ne te reste plus rien, rien que ce dimanche matin, dans l’air frais, cristallin, auprès de cette fontaine, sur une place de Riobamba.

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Trinidad

 

Quatre filles, sur les hauteurs de la ville de Trinidad, à Cuba. Elles portent des shorts très courts, qui moulent leurs fesses sculpturales et découvrent quatre paires de cuisses bronzées, fuselées, offertes. Il leur vient l’idée - épatante - de se prendre en photo dans la perspective de la plongée d’une rue pavée, pour capter entre leurs jambes nues la clarté du couchant. Excitées, elles mènent leur jeu sous le nez de deux vieux cubains assis sur le seuil de leur porte. Les filles poursuivent leurs prises de vue en folâtrant, devant ces hommes qui n’existent pas. Ou peut-être font-elles mine de ne pas les voir. Mais elles captent leur regard, leur présence. C’est tout le piment de la chose. Assis sur des sièges bas pour prendre le frais à la fin du jour, les hommes ne peuvent ignorer cette chair offerte et interdite. Tu les vois détourner les yeux. Tu lis dans leur regard quelque chose comme une lueur de dépit, de dégoût, ou peut-être de rage…

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Loïc

 

D’autres reviennent de bien plus loin que toi. Loïc C., par exemple, ce camarade du foyer d’étudiants protestants avec qui tu as partagé une mansarde aménagée dans le grenier d’un vieil immeuble, encombrée par des poutres de la charpente de bois. C’était tout au début de ton séjour là-bas. Tu l’as récemment revu dans un salon professionnel sur les équipements bureautiques. C’est lui qui t’a reconnu et interpelé. D’un trait il t’a débité son histoire. Une maladie mortelle l’avait frappé, peu après sa sortie du foyer. Sa fiancé l’avait alors quitté. Il n’avait réchappé que de justessede cette maladie. Tout cela, t’assurait-il, n’était plus désormais qu’un lointain souvenir. Mais il te racontait cela avec des yeux fixes et la voix métallique.

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Boucherie limousine

 

Dans la file d’attente de la Boucherie normande, tu regardes ton image sur fond de faïence blanche éclatante, reflétée dans une grande glace, sous un brutal éclairage au néon, tombant du plafond. Poches et rides sculptées en demi-cercle sous les yeux. Tu es dans une file d’attente, au milieu de vieilles femmes. Les garçons bouchers, ils sont trois, tu évalues leur âge. Ils n’ont pas la trentaine. Plus de faux arguments pour esquiver la question, Je ne fais pas mon âge car je fais du sport… On me donne dix ans de moins...

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